Patrons n’ayez pas peur

Jérôme Wallut
131 min readFeb 16, 2024

Par Jérôme Wallut — 2017

Préface

Il est certains praticiens qui parviennent à partager leur expérience, leurs intuitions, leurs convictions et leurs savoir-faire, de façon claire et précieuse : Jérôme Wallut est à l’évidence de ceux-là.

Son livre vous fera découvrir les enseignements de plus de quinze ans de travaux pratiques dans l’internet. De fait, ils sont peu nombreux en France ceux qui, comme lui, ont commencé aussi tôt à accompagner des marques dans le nouveau monde de la communication interactive. Et encore moins nombreux ceux qui étaient déjà forts d’une vraie intimité avec un langage, un dispositif producteur de signes : le design. Une conviction et une mission sont ainsi nées aux côtés des entreprises, lorsqu’à la bonne compréhension du langage des marques s’est ajoutée la découverte que l’internet facilitait la conversation avec leurs publics. Celles-ci se sont montrées courageuses et créatives, mais aussi, comme il le raconte de façon très vivante, parfois timorées.

Nous avons vécu ensemble, avec la création en 1997 de ConnectWorld, l’agence spécialisée en communication interactive du groupe Havas, les premiers pas des marques dans l’internet qui les vivaient comme de délicates avancées, dans lesquelles les risques étaient toujours mis en avant : risque de s’exposer, de s’abimer, d’être banalisé…

Jérôme l’explique parfaitement, vingt ans après, le risque majeur est d’être sous-représenté, privé d’antennes, de relais, de données, voire tout simplement ruiné par l’apparition de nouveaux concurrents qui viendraient s’intermédier, dés-intermédier, en tous cas perturber ou capturer tout ou partie de la relation entre une marque/entreprise et ses publics/clients.

Et il propose un ensemble de règles de vie, une hygiène de la vie d’entreprise à l’ère numérique en quelque sorte, qui conjuguent bon sens et vision aigüe de la transformation en cours : tout part de l’équipe dirigeante, qui doit embrasser le changement et partager la conviction qu’il convient de le piloter plus que de le subir, de prendre des risques, de partager une analyse avec tous les collaborateurs (on parle beaucoup ces temps-ci « d’embarquer » tout le monde, de ne laisser personne au bord du rivage digital), d’aller vite (mais de donner du temps long à l’innovation), d’être aux aguets aussi, capable de découvrir et de lire des signaux faibles…

Que ceux qui embarquent aujourd’hui partent équipés de cet ouvrage et ils auront plus de chances d’arriver à bon port !

Jérôme Wallut a cette rare capacité à continuer à pouvoir s’enthousiasmer : « Veiller c’est bien, s’émerveiller c’est encore mieux » écrit-il joliment. Tant mieux car la révolution sera faite de bonds et de rebonds, nous ne sommes qu’au milieu du commencement me semble-t-il même — et dans le monde des « révolutions numériques permanentes », pour reprendre un titre de Louis Althusser, qui prônait bien d’autres révolutions, « l’avenir dure longtemps », surtout pour ceux qui se sont préparés !

Pierre Louette
Directeur général délégué d’Orange

Introduction

1. Transformation, de quoi parle-t-on ?

2. Les quatre vagues de la transformation

3. Ubérisation,une grille de lecture

4. Onze recettes et astuces pour engager sa transformation

Introduction

Le digital est un fait incontestable ! L’essor du numérique a créé un nouvel ordre des choses. Il bouleverse aujourd’hui notre vie privée plus que notre vie professionnelle. Que nous soyons citoyens, consommateurs ou clients, nous vivons cette révolution avec plaisir et expertise. J’en veux pour preuve la croissance du taux d’équipement des personnes en smartphone et du nombre de téléchargements d’applications depuis huit ans. Nous adhérons parce que ces nouveaux usages nous sont utiles et que l’expérience qu’ils nous font vivre est fluide et évidente.

Mais les nouveaux acteurs qui nous les proposent ne sont pas ceux à qui nous faisions confiance jusqu’à maintenant. Les marques historiques dans leur grande majorité n’ont pas encore pris le virage de cette mutation. L’enjeu pour elles est devenu vital. Si les entreprises ne reprennent pas rapidement en main le sujet, elles risquent de ne devenir que les commodités des plateformes initiées par tous ces nouveaux acteurs. Les entreprises et ces marques historiques qui ont su construire une relation de confiance avec leurs clients pendant plus de quarante ans sont en train de passer à côté de « leur meilleure chance ».

Comment quinze années ont-elles suffi pour déstabiliser le système ?

À travers ce livre conçu comme un guide pratique, je souhaite partager avec les patrons et les dirigeants mon analyse des composants et des enjeux de cette révolution des usages. Entre mythes et réalité, j’y présente quelques clés de lecture. Celles qui invitent à comprendre les différentes étapes de cette transformation progressive, l’impact de ces mutations, leurs origines et l’explication de l’accélération actuelle. Pour arrêter d’avoir peur et agir en connaissance de cause et avec efficacité, il est essentiel de comprendre les ressorts de cette révolution.

L’approche débute par un décryptage de la partie immergée de l’iceberg numérique afin de dissiper les craintes que cet univers suscite. En effet, être en mesure de piloter une démarche de transformation, de prendre les bonnes décisions et d’éviter la cannibalisation à la fois soudaine et fatale de son activité exige d’en maitriser les fondamentaux. Et pour amorcer le processus, de nombreuses questions sont à soulever : faut-il attendre, comme le secteur hôtelier, de se faire grignoter 25% de sa marge sur 15% de ses réservations pour prendre conscience du risque et décrypter de nouveaux modèles de création de valeur ? Il s’agit d’assurer la pérennité de l’entreprise. Comment empêcher, comme cela est le cas dans de nombreux secteurs économiques, d’en venir aux mains avec de nouveaux opérateurs ? Dépourvus de légitimité historique, ces nouveaux entrants ont su capter la relation avec vos clients par la nature innovante et attendue des usages qu’ils proposent. Esquiver ces dangers n’est possible qu’en comprenant que les nouvelles pratiques des publics font désormais partie intégrante de la mécanique de création de valeur. Ces usages doivent désormais constituer une part importante de l’ADN de l’entreprise. Nous sommes au pied du mur, face à une transformation de fond qui concerne toutes les activités de celle-ci et non pas uniquement la communication, comme beaucoup de Comex l’ont pensé à tort pendant ces dernières années.

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Ce livre couvait depuis quelque temps. La lecture de l’article de Bernard Stiegler publié dans Le Monde du 19 novembre 2015 à la suite des événements du 13 novembre 20151 a créé l’effet déclencheur. Bernard Stiegler y évoque le rôle de l’ultralibéralisme effréné dans la construction de la radicalisation d’un certain nombre de publics. Mais il n’y mentionne pas la responsabilité des entreprises. De mon point de vue, cette posture débridée a été possible parce que les entreprises historiques ont laissé la place libre (un terrain en jachère) à des challengers. En rupture de ban avec les modèles proposés par leurs ainés, certains compétiteurs sont plus attachés à une réussite fulgurante obtenue grâce à une activité cool qui génère des profits rapides qu’à la définition d’un nouveau modèle solidaire voir social.

En décembre 2015, l’emblématique et cynique patron de Uber, Travis Kalanick, baisse unilatéralement le prix de la course de 20%. Cette mesure prouve qu’il voit sans doute un coup plus loin en dessinant les prémices d’une plateforme pour des voitures sans chauffeurs. Or, les limites de son modèle se révèlent à travers l’absence de prise en compte des chauffeurs : « On a l’impression d’être des machines ! » déclarent les chauffeurs Uber dans les médias en octobre 2015. Pour Uber, les clients, comme les chauffeurs, sont devenus des commodités. Et ça, c’est un bouleversement.

Les entreprises ont ainsi inconsciemment abandonné la place en refusant de voir l’émergence de ces nouveaux usages et de ceux qui les portent et d’en comprendre le fonctionnement. Cette fameuse « ubérisation » de la société n’aurait jamais dû atteindre ce niveau de radicalité. Si les patrons s’étaient concrètement intéressés et saisis du sujet plus tôt, ils auraient pu investir l’espace et sans doute éviter l’émergence de services venant cannibaliser leur activité.

J’aimerais contribuer à réduire la fracture numérique. Avec ce guide pratique, je souhaite concourir à la reprise en main du pilotage de la transformation par les équipes dirigeantes. Mon approche est sans doute un peu différente de ceux qui se qualifient d’experts digitaux. Je ne suis pas un expert digital. D’ailleurs, je ne pense pas qu’il existe de tels experts du digital. La vitesse de la transition, la rapidité des évolutions rend immédiatement obsolète toute expertise énoncée. En la matière, il n’y a que des praticiens assidus qui aiguisent leur curiosité en permanence.

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Je fais partie de ces praticiens depuis 1995, date à laquelle j’ai envoyé mon premier email. J’avais plus de 40 ans à l’époque (un papy du web ?) et déjà vingt-cinq ans de vie commune avec les marques. Tout d’abord dans la publicité, puis dans le design de produits et d’identité chez Euro RSCG Design auprès de grands professionnels avec qui nous avons construit et soutenu de belles marques. Au cours de ces années, j’acquiert progressivement un grand respect pour elles et pour leur personnalité.

Je suis alors très surpris par mes premières années de pratique « digitale », en particulier sur la nature des relations entretenues par les agences spécialisées avec leurs clients : ces relations tiennent plus de la fascination technologique que d’un rapport mesuré. Venant d’un métier où la relation avec les clients est professionnelle voire partenariale, où les échanges ressemblent à de réelles et saines conversations, le choc est assez brutal. Les acteurs de cette profession naissante s’arrogent le droit de se substituer à tous les métiers sous prétexte de maîtriser ce nouvel univers technologique. Lors de la création de Connectworld en 1997, je bascule dans un nouvel univers assez surprenant. La parole digitale y est presque sacrée, les professionnels sont des gourous disposant de moyens relativement importants pour tester des dispositifs parfois très osés et souvent dénués de toute obligation de résultat. À l’époque, Pierre Louette, le président de Connectworld, et moi-même décidons de ne pas entrer dans ce jeu. Même si cela est assez tentant, nous ne répondons pas aux nombreuses sollicitations des dot.com, ces nouveaux arrivants dopés par une finance aveugle.

En fait, nous avons déjà l’intuition que les marques ont un rôle essentiel à jouer dans cette révolution. Et nous nous concentrons exclusivement sur les marques historiques. Mais celles-ci sont malheureusement touchées à leur tour par cette fascination contagieuse et abandonnent la définition stratégique de leurs enjeux digitaux et la gouvernance de leurs dispositifs aux agences web. C’est encore assez souvent le cas. Quand je parle de « réduire la fracture digitale », j’ai pour ambition de permettre aux marques et à ceux qui les dirigent de reprendre en main le pilotage de leur transformation. Dans un contexte totalement digitalisé, il faut enfin sortir de la fascination. En 2016, quasiment vingt ans après l’apparition du web en France, ce sujet reste encore d’actualité.

En 2001, je découvre le Cluetrain manifesto2 grâce à Remi Guilbert et Éric Coisne. L’ouvrage s’ouvre sur un aphorisme liminaire : « Les marchés sont des conversations. » À cette époque, cette lecture me conforte dans l’idée que l’interactivité est le pilier central de la révolution qui bouleverse la communication (plus que toute autre dimension). Entretemps, la bulle internet éclate, et la fascination pour les métiers du web prend du plomb dans l’aile. Cette deuxième étape est structurante pour moi. Profondément convaincus que la conversation est attendue par les publics, Rémi et moi créons Human to Human, une des premières agences de veille de l’opinion en ligne. La conversation commence par l’écoute. Nous nous mettons à décrypter les conversations des clients ou des détracteurs pour le compte de marques comme Bouygues Telecom ou la RATP. Le constat est direct : les publics sont terriblement efficaces dans leurs échanges quand ils sont concernés par un sujet. Cela nous a conduits à penser que les métiers de la communication doivent songer à se repositionner autour de l’information, des contenus, du dialogue et de l’influence. Les résultats deviennent pour le coup clairement mesurables. Cette capacité à mesurer ces derniers contribue largement au succès de Human to Human. Pourtant, encore très peu de marques se mettent à l’écoute positive et opportuniste de leurs publics (et pas uniquement sous l’angle de la surveillance ou de la menace). Ma vocation évolue encore à l’issue de cette expérience : les équipes en charge des marques doivent monter en compétence sur le sujet, il ne s’agit plus seulement de digitaliser des dispositifs de communication, mais bien de transformer une posture métier. Il m’a pourtant fallu quelques années supplémentaires pour formaliser cette intuition en conviction.

Entre 2006 et 2012, les deux fondateurs de W&Cie, Gilles Deleris et Denis Gancel, me proposent d’accompagner la transformation digitale de leur agence. J’ai ainsi la chance de pouvoir mettre cette expérience en pratique. Je bâtis la transformation de cette agence sur trois piliers. Le premier : exciter la curiosité de chaque métier (W&Cie en avait cinq : design, architecture, corporate, édition et événement). Le second : disséminer de nouveaux collaborateurs digital native dans chaque métier pour bousculer les lignes (plutôt que de constituer un pôle digital). Le troisième : empêcher l’agence de ne pas y penser tous les jours. Tel était mon rôle en tant que directeur général en charge du digital.

Encore maintenant, je crois que cette recette est la bonne. En pilotant cette transformation pendant plusieurs années, je constate que nous perdons de l’argent lorsque nos réponses se limitent à traiter les questions posées par nos clients, alors que nous en gagnons lorsque nos dispositifs transcendent les enjeux grâce à des dispositifs mettant les publics en conversation avec les marques. Le constat est simple : faute de culture digitale, nos clients ne nous posaient pas les bonnes questions. Quelques années plus tard, le constat reste valable avec l’arrivée des mobiles et des applications. Alors que cette révolution de la conversation s’est enrichie de celle des usages, les entreprises laissent encore le soin à leurs agences ou à leur cabinet de conseil de prioriser leurs propres enjeux. La formalisation de ce constat est sans doute ce qui m’a amené à concevoir le premier programme d’acculturation digitale et d’accompagnement des équipes dirigeantes : WOUS3.

Cette méthodologie a pour objectif de sortir les patrons d’une intuition floue et de leur faire comprendre l’impact de la technologie digitale sur les enjeux de visibilité, d’influence, de réputation et de relation. Le but est de leur faire reprendre en main le pilotage de leurs enjeux de communication.

En 2012, je saute le pas : je quitte le monde des agences et me positionne au côté des entreprises en m’associant à un jeune cabinet de conseil qui propose d’aborder le sujet de la transformation digitale par la compréhension des usages et la formalisation de méthodologies d’accompagnement très agiles. Cette approche assez unique me séduit et je deviens ainsi le digital evangelist d’ICP Consulting.

Cette année-là, le premier smartphone a cinq ans, les boutiques en lignes sont pleines à craquer d’applications et les nouveaux usages s’imposent auprès des publics. Mais au sein des entreprises, la révolution digitale concerne essentiellement les métiers de la communication.

En 2016, quatre ans plus tard, cette réalité s’impose à tous les secteurs économiques et à tous les métiers de l’entreprise : nous sommes entrés dans l’urgence.

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En ce qui me concerne, mes convictions sont devenues solides. Je suis en mesure d’assumer ma vocation et, même, une mission : remettre les entreprises et leurs marques dans la course.

La transformation digitale d’une entreprise ne peut être conduite que par celui qui l’incarne, qui en porte la vision et en assume la gouvernance ! Pour y arriver, il est indispensable d’en maîtriser toutes les facettes. J’espère que la lecture de ce petit livre vous aidera à en saisir quelques-unes et vous rassurera sur votre capacité à devenir un as de la transformation ! Ce sujet est vraiment à la portée de chacun.

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Pour commencer, évoquons déjà ce qu’est la révolution digitale, comment elle est perçue et ce que j’en ai appris. Nous entrerons ensuite dans le vif du sujet avec un décryptage détaillé des quatre vagues de cette transformation. Nous poursuivrons avec l’étude des principes d’ubérisation qui sévissent dans tous les secteurs de l’activité économique. Enfin, le dernier chapitre sera l’occasion de vous proposer quelques pistes d’actions opérationnelles.

Certaines notes de bas de page bénéficient d’une explication plus détaillée et, si besoin, mise à jour. Il suffit d’aller sur internet à l’adresse suivante, et de consulter le site :

medium.com/patrons-n-ayez-pas-peur

1 Bernard Stiegler : « Ce n’est qu’en projetant un véritable avenir qu’on pourra combattre Daech », propos recueillis par Margherita Nasi, Le Monde, 19 novembre 2015

2 The Cluetrain Manifesto (www.cluetrain.com) : ce manifeste date de 1999. La centaine d’aphorismes sur l’interactivité qu’il contient, parfois un peu militants, sont le reflet très juste de ce que nous vivons plus de quinze ans après.

3 Pourquoi WOUS ? Parce que dire « Vous » à ses clients est un signe de respect, particulièrement quand il s’agit de digital (ces nouvelles générations manquent cruellement de savoir-vivre). Et W, à la fois parce que chez W&Cie tout commence par un W et parce que je m’appelle Wallut. Le nom de ce module d’apprentissage est un clin d’œil !

1. Transformation, de quoi parle-t-on ?

Dans ce premier chapitre, je vous propose de lever quelques idées reçues et de partager ensemble mes trois convictions fondatrices.

Le danger de l’intuition : les idées reçues

Le digital modifie les relations, il accélère tout et élargit l’espace : il modifie notre rapport espace/temps. Dans ce nouveau contexte, il devient primordial de lever les freins, de balayer les idées reçues afin d’avoir la vision claire indispensable pour pouvoir passer sereinement à l’action, et ce sans tarder. En effet, même si depuis quinze ans, le digital ne fait pas partie des préoccupations prioritaires de la plupart des dirigeants, chacun d’entre eux n’en a pas moins l’intuition qu’« il est en train de se passer quelque chose ».

Les entreprises qui ont su dépasser cette intuition pour engager leur démarche de transition digitale sont celles qui, aujourd’hui, sont en mesure d’accélérer. Le meilleur exemple en la matière est la posture adoptée par la SNCF. Alors que sa position monopolistique de vente de billets de train ne lui imposait pas de s’engager dans cette démarche, dès 2000, elle ouvre Voyages-SNCF.com dans un contexte social complexe. Et depuis quinze ans, la SNCF est en mode apprentissage : elle apprend au fur et à mesure, à force de créativité et d’agilité (en mode test and learn). Entre 2000 et 2015, l’entreprise de transport ferroviaire s’est beaucoup trompée, mais jamais très longtemps. Voyages-SNCF.com est aujourd’hui la première agence de voyages en France. Elle est armée pour répondre coup pour coup aux attaques des nouveaux entrants. Yves Tyrode, son Chief Digital Officer (CDO) parlait, avant de partir en juillet 2016 accompagner la transformation du Groupe BPCE, « d’accélération digitale et d’élargissement de son écosystème » : l’entreprise est maintenant un acteur majeur de l’hyper mobilité. Le temps où la SNCF était un opérateur de chemin de fer est bien loin… Il me semble qu’en 2000, Guillaume Pépy (alors Directeur général exécutif du groupe) ne se soit pas contenté d’une simple intuition digitale.

Face à l’ampleur de ce phénomène de civilisation, il n’est plus possible de se contenter d’une intuition (souvent confortable) ni de penser que l’on est naturellement digital. Si cette intuition n’est pas totalement fausse, elle n’en reste pas moins insuffisante. Nous sommes effectivement tous digitaux dans la mesure où le digital est un contexte dans lequel nous sommes tous immergés. Cela est vrai dans la vie de tous les jours. L’acclimatation naturelle à tous les nouveaux usages connectés passe par l’utilisation permanente de son smartphone. Mais cela n’est pas suffisant pour conduire une véritable stratégie de transformation en entreprise. Pour ce faire, il est indispensable d’approfondir le sujet, de le comprendre et de transformer cette intuition en vision. « Rien n’est plus puissant qu’une idée dont l’heure est venue » affirmait Victor Hugo.

Le momentum de la transformation a commencé il y a déjà quinze ans. En 2016, on peut parler de l’urgence d’agir !

L’intuition digitale des dirigeants est construite de toutes pièces à partir de l’assemblage rationnel de morceaux épars d’un puzzle. Elle est constituée de quelques fragments décousus et de beaucoup de croyances très répandues (argumentum ad populum), souvent tronquées. J’ai répertorié les intuitions les plus récurrentes lors de mes échanges avec des dirigeants.

Idée reçue N°1 : « Mon entreprise est déjà digitale ! »

Aujourd’hui, la réalité digitale dans les entreprises est encore trop souvent le résultat d’une somme d’individualités : une addition de projets innovants menés par des équipes souvent très compétentes dont le moteur essentiel est le principe d’innovation dans le domaine des services. Chacun intervient de son côté, en l’absence d’une gouvernance visionnaire et programmatique. En guise de résultat, on constate souvent une redondance dans les projets et dans les compétences apportant une contribution faible à la stratégie de l’entreprise. En effet, la logique des choix est ordinairement conduite sur des critères d’originalité. Il est ensuite commode de déclarer tout de go : « Mon entreprise est déjà digitale ! » Il manque pourtant la vision stratégique et partagée qui est essentielle !

Le plupart du temps, ce sont les entreprises appartenant à des secteurs exposés aux nouveaux usages qui subissent de plein fouet la cannibalisation de leurs activités. Elles se croyaient armées pour y faire face, mais leur absence de vision, de stratégie et le manque de sponsorship du management ne leur ont pas permis de prendre les bonnes décisions au bon moment. À ce stade, je pense aux secteurs entiers qui vivent cette ubérisation aujourd’hui : le tourisme, la mobilité, la banque, en particulier en ce moment…

« Mon entreprise est déjà digitale ! » est une intuition paresseuse qui éloigne les patrons et les équipes dirigeantes du sujet et les empêche de l’embrasser dans sa globalité.

Idée reçue N°2 : « Je suis digital puisque ma communication est digitale. »

C’est sans doute l’idée reçue la plus communément partagée parce qu’elle a été presque vraie pendant dix ans.

Parmi les différents protocoles internet1, le web a eu peu d’effet sur le chiffre d’affaires et la marge des entreprises au cours de cette première vague (que nous développerons en détail plus loin). Peu impliqués par ces nouveaux enjeux, les dirigeants ont décrété : « Le digital, c’est de la com ! » Et beaucoup continuent encore de le faire.

Entre 1995 et 2010, le digital a alors été placé sous la responsabilité des directions de la communication. En août 2010, Wired (la bible des marketeurs digitaux) titrait : « Le web est mort, vive internet ! »2 Le magazine annonçait en primeur l’émergence d’un nouveau protocole : celui du mobile. Ce nouveau protocole a fait d’internet un « outil global » de transformation de toutes les activités, car il modifie en profondeur la nature de nos usages. C’est sans doute ce virage qui a créé la première bascule de la révolution digitale (nous verrons dans le chapitre 2.4 que le deuxième basculement est en cours avec la data et l’intelligence artificielle).

Lorsque l’on est à la tête d’une entreprise qui a un site internet, une appli et des comptes actifs sur les réseaux sociaux, il est facile et confortable de croire que l’on a fait le nécessaire. Cette intuition, même si elle n’est pas entièrement fausse, est incomplète.

Idée reçue N°3 : « Le digital passera avant que je sois parti(e). »

Cette idée reçue que j’appelle habituellement « Après moi le déluge » est souvent présente dans l’esprit des dirigeants pour lesquels l’horizon de la retraite se situe dans les dix années à venir. Ces derniers pensent pouvoir maintenir telle quelle leur activité jusqu’à leur départ, en continuant à faire comme ils l’ont toujours fait.

Comment peut-on maintenir une telle posture ? En 2025, d’après une étude datant de novembre 2015 et réalisée par l’université d’Oxford, 47% des métiers en col blanc auront disparu sous l’effet de l’intelligence artificielle faible. Et la plupart des métiers de 2025 restent à inventer. Que fait-on de ces deux données qui sont maintenant incontestables ? Ces sujets dépassent largement la compétence de la communication, on y parle d’employabilité et de performance opérationnelle. 2025, c’est dans dix ans, alors que seulement quinze ans nous séparent de 2000 !

D’autres pensent encore que le digital est une mode qui fera long feu. Or cette idée s’est installée dans leur tête depuis l’aube des années 2000 et l’émergence d’internet, quand la performance opérationnelle n’était effectivement pas ou peu impactée, comme nous l’avons vu.

En 2016, la réalité est très différente. La transformation concerne désormais tous les métiers de l’entreprise. Le digital a un impact sur l’ensemble de la chaîne de création de valeur, et la vitesse à laquelle il agit est incroyablement plus rapide que toutes les mutations que nous avons connues jusqu’à aujourd’hui (l’imprimerie, la machine à vapeur, l’électricité…) et ne correspond à aucun phénomène déjà vécu. La rapidité de ce changement est telle que Pierre Georgini3 parle de « transition fulgurante » dans son livre éponyme.

Il n’est plus possible de penser que la transformation digitale puisse attendre. Il y a une véritable urgence à se saisir de la question car, à court terme, c’est la pérennité même de l’entreprise qui est en jeu. La vitesse d’application de cette transformation suffit à elle seule à prouver la caducité d’un a-priori qui consiste à croire que le dossier sera traité par la relève. On ne peut donc pas dire « après moi le déluge ».

Idée reçue N°4 : « Je ne suis pas un expert du digital. »

Parce que les dirigeants ne sont pas à l’aise sur le sujet, ce sentiment façonne trop leur opinion. Or, Pierre-Philippe Cormeraie, directeur de l’innovation du Groupe BPCE, le résume bien : « Le digital, c’est comme un sport, ça s’apprend et ça se pratique. » Profitons-en ! Milad Doueihi souligne dans le prologue de La grande conversion numérique4 qu’« il n’y a pas d’expert du digital, mais seulement des praticiens assidus ». Il y précise même que ces derniers le sont souvent devenus « par accident » : les « praticiens assidus » ont dû plonger dans ce nouvel univers à cause de la digitalisation de leur activité. Et en effet, on ne comprend l’effet de la vitesse des échanges, de la vertu du partage et de l’efficacité redoutable de la collaboration agile que lorsqu’on les pratique réellement.

J’aimerais que tous les dirigeants acceptent de passer leur « permis de conduire numérique » : une épreuve avec un code (la curiosité et l’échange permanent sur ces sujets) et avec une conduite (le devoir d’essayer, d’accepter de se tromper, mais jamais longtemps)…

Le digital transforme les usages, et s’y adapter est une affaire de bon sens. Il n’est plus possible de dire : « Je ne suis pas concerné(e) à titre personnel ». En vérité, nous le sommes nécessairement. Je suis souvent surpris par le manque de curiosité de mes interlocuteurs. Par exemple, la plupart d’entre eux freinent des quatre fers à l’idée de lire sur une tablette ou sur une liseuse (type Kobo ou Kindle) et me répondent : « J’aime l’odeur du papier », « j’annote les pages de mes livres », « J’aime savoir où j’en suis », etc. Leurs arguments sont valables. Mais pourquoi refuser de tenter l’expérience (ils découvriront, à mon avis, un confort de lecture incroyable : lumière, taille des polices, disponibilité permanente, annotations…) ?

Il en va de même concernant le sujet de la maîtrise de son image. Plus personne ne devrait se rendre à un rendez-vous sans googliser son interlocuteur. S’interroger sur les informations disponibles nous concernant est devenu un réflexe indispensable. Muthar Kent, le CEO de Coca-Cola Company faisait remarquer à ses équipes en 2011 que « 90% de ce qui est dit sur Coca-Cola n’est plus dit par Coca-Cola » ! Si, pour Coca-Cola, il est question de 90%, la règle générale est plutôt d’un tiers/deux tiers. Les entreprises, les institutions, les individus ne maîtrisent plus qu’un tiers des messages qui les concernent, les deux autres tiers étant l’objet de conversations.

Le digital ne peut pas être le privilège de la génération Y ou Z, il est le bien de tous ! Nous sommes tous concernés et ne pas l’être, ne pas le comprendre s’est s’exposer à en subir les conséquences ! Il n’y a pas d’autre solution pour le moment.

Idée reçue N°5 : « Mon CDO s’occupe de tout ! »

Je considère cette idée reçue comme l’une des plus dangereuses, car c’est celle qui consiste à croire que déléguer la transformation digitale de son entreprise à un expert, le CDO (Chief Digital Officer), résoudra le problème : « Je suis sorti d’affaire. J’ai nommé un CDO qui s’occupe de tout… »

Une étude d’Accenture (parue en juillet 2015) révèle que 75% des entreprises du CAC40 auraient recruté un CDO et que 96% des entreprises ont un département digital avec des ressources dédiées. Or un CDO ne peut réellement mener sa mission qu’à partir du moment où il dispose d’un sponsorship très fort de la part de l’équipe dirigeante, elle-même emmenée par le président.

Ce sponsorship doit non seulement provenir du patron, mais aussi du comité de direction. Le recrutement d’un Chief Digital Offficer n’est envisageable que si ce dernier dispose d’un soutien affirmé, d’une feuille de route précise, d’une partition à jouer proposant une vision claire, des priorités et des objectifs détaillés. Ces éléments sont indispensables pour piloter et mener à bien une tâche aussi structurante. Engager sa transformation en pensant pouvoir tout déléguer à son CDO, sans cadrer les enjeux ni comprendre les effets de cette mutation voue malheureusement cette démarche à l’échec.

Le chiffre de 75% de CDO présent dans les entreprises du CAC40 me laisse penser que certains CDO doivent se sentir bien seuls face à leur mission, comme on peut le lire dans de nombreuses tribunes. À ce propos, lors du 01BUSINESS FORUM en 2015 (manifestation sur la transformation digitale), je me souviens avoir entendu un CDO s’adresser à l’assemblée en disant : « Je n’ai accepté ce poste que parce que le président pour lequel j’allais travailler s’engageait à consacrer trois heures par jour au sujet de la transformation avec moi. C’était la condition sine qua non pour que j’envisage de rejoindre l’entreprise et d’assumer cette mission. »

Mesdames et Messieurs les dirigeants, vous connaissez maintenant l’une des conditions incontournables pour assurer la réussite de ce processus.

Idée reçue N°6 : « Je suis digital parce que j’investis dans des start-up ! »

Cette dernière idée reçue est sans doute celle que l’on retrouve le plus souvent aujourd’hui. « J’ai engagé ma transformation parce que j’ai investi dans des start-up » est un motto5 qui se répand de plus en plus. Là encore, ce préjugé sur la transformation digitale est dangereux.

J’ai acquis la conviction que l’innovation est souvent un leurre. Elle fournit un prétexte pour se défausser sur le sujet. Si l’open innovation est l’un des protocoles de réponse au sujet de la transformation des usages, ce n’est malheureusement pas le vecteur avec lequel l’entreprise s’engagera intégralement dans cette révolution.

Pourquoi ? Parce que cette démarche laisse au bord de la route le reste de l’entreprise. Pour faire simple : investir dans des start-up ou dans des fonds d’innovation revient à piloter les nouveaux usages par le biais de la technologie plutôt que par les usages eux-mêmes, sans tenir compte des savoir-faire et de la capacité des équipes internes à mener un tel chantier. Une fois de plus, il est indispensable de sortir de la fascination technologique pour comprendre ce qui se passe vraiment.

Dernier point sur l’innovation : je ne pense pas que ce protocole de transformation soit systématiquement la bonne réponse à la nécessité de se transformer. Là encore, je suis convaincu que la transformation digitale des organisations concerne avant tout les modes de travail, les méthodologies, le management, et qu’elle est servie par la technologie (conversation, accessibilité de l’information, échange, partage, vitesse). L’innovation est évidemment au cœur du processus de transformation, mais il s’agit aussi d’innovation de la pensée, de l’action du management, d’une innovation à tous les étages de l’entreprise servie par un environnement qui autorise une conduite alternative et concertée.

Comprendre les tenants de la révolution digitale et ses impacts sur le monde de l’entreprise ne demande pas d’aptitude technologique particulière. Le sujet n’est pas non plus réservé à une génération née avec internet. La pierre angulaire de ce nouveau paradigme réside dans l’appréhension des conversations de la multitude, dans la capacité à créer de nouvelles expériences pour les utilisateurs et dans l’apparition de nouveaux modèles de création de valeur.

Ce que la révolution digitale n’est pas : les fausses croyances…

Ce n’est pas une révolution technologique.

Maîtriser la technologie n’est pas un prérequis indispensable à la compréhension de cette révolution. Les seules données technologiques qu’il est nécessaire d’intégrer en sont les trois piliers originels :

• la numérisation des données,

• leur accessibilité en réseau,

• l’interactivité (la capacité des publics à les partager).

Le digital, ce n’est que ça !

Ces trois piliers ont créé un contexte radicalement nouveau. Avec un tel point de vue, il devient évident que les entreprises n’ont pas à gérer le caractère technologique de cette révolution : elles doivent administrer le contexte qui en découle.

Les publics eux, l’on bien compris ! Ils se sont emparés avec avidité des différents outils parce qu’ils leur ont permis de prendre la parole, d’entrer en conversation, d’échanger et de partager. Ils ont commencé à le faire, il y a plusieurs années, dès 1998, avec un enthousiasme certain, même si les outils étaient relativement complexes à utiliser.

En 2003, lors de la création de l’agence Human to Human, nous disposions d’un matériel inouï : des conversations entre différents publics, toutes riches de questionnements passionnants dont les marques étaient bien entendu absentes. Conscientes de la valeur de ces conversations, elles ont aussitôt investi afin d’être en mesure de les écouter (cela dit, il faut reconnaître que les investissements avaient pour objectif d’écouter davantage les menaces que les opportunités). Les publics ont par la suite continué à explorer toutes les propositions d’interactions à travers de nouveaux outils de plus en plus simples à utiliser. Ils ont parfaitement intégré l’idée que cette révolution n’est pas technologique, mais qu’elle est utile à leur émancipation d’auteur et de débatteur.

Pour comprendre l’impact de la conversation sur un secteur d’activité, il suffit de regarder du côté des forums de Doctissimo pour mesurer l’efficacité de ces conversations quand elles concernent des communautés de personnes impliquées.

Aujourd’hui un smartphone n’est pas vécu comme un produit technologique. Il est simplement devenu une télécommande de nos usages connectés. Il accompagne notre prise de possession de nos conversations et de nos nouvelles pratiques. Aborder sans complexe le sujet de la transformation passe d’abord par une démystification de la technologie. Vous voulez vraiment savoir ? C’est elle qui est à votre service. Rassurez-vous, si vous êtes précis dans vos demandes et déterminés dans leur exécution, la technologie et ceux qui la portent trouveront toujours une solution pour vous répondre.

Ce n’est pas le monopole de la communication.

Contrairement à ce que les Comex ont longtemps cru (et que l’on pourrait croire encore), la transformation ne concerne pas exclusivement les équipes de communication.

Dès les années 2000, les métiers de la communication sont modifiés en profondeur par l’apport de nouveaux outils de diffusion gratuits et accessibles par tous (sites internet, réseaux sociaux). C’est la période au cours de laquelle les directions de la communication se sont vu confier ce nouveau périmètre digital. Ne maîtrisant pas l’aspect technique des nouveaux outils de diffusion, elles en confient aussitôt la gestion à des équipes sachantes, celles qui sont en mesure de le contrôler. Ces dernières, pour se protéger de ceux dont elles prétendent logiquement savoir appliquer le métier (puisqu’elles en maîtrisent les outils), érigent des murs et construisent des silos autour de leurs compétences digitales, rendant ainsi la communication et sa nécessaire cohérence difficilement compréhensibles.

Une situation paradoxale se crée alors au sein des directions de la communication. Les responsables des sites internet, des réseaux sociaux et de toute la panoplie des nouveaux outils disponibles décident eux-mêmes des contenus et de leur calendrier. Ils agissent en totale autonomie sous le simple prétexte de leur maîtrise ! La même marque se retrouve ainsi avec autant de lignes éditoriales que d’outils de diffusion : quasiment un message par outil, sur Facebook, sur Twitter, sur Instagram ou sur Youtube ! Or, ce n’est pas parce que l’on maîtrise les techniques digitales que l’on a compris les fondamentaux de la communication.

J’ai récemment accompagné une directrice de la communication exaspérée de constater que le résultat de la diffusion de tous les nouveaux outils digitaux qu’elle était censée contrôler n’était ni cohérent, ni conforme à ses souhaits. Elle avait perdu le contrôle de la cohérence de l’image perçue au profit d’une multitude d’expériences formatées pour chaque outil…

Aujourd’hui il est essentiel que les directions de la communication traitent ce double sujet : reconstruire la cohérence de l’image en coordonnant la diffusion et enrichir la qualité de l’expérience proposée par chaque outil. Ces quinze années de digitalisation non gouvernée des métiers de la communication ont été un formidable laboratoire pour les autres activités de l’entreprise. Je pense en particulier aux métiers du marketing qui sont en train de subir peu ou prou la même transformation.

Si l’on admet que la technologie est au service de l’usage et non l’inverse, le sujet de la transformation digitale devient alors accessible et gouvernable.

C’est LE sujet de notre époque, même pour ceux qui résistent.

Cette révolution n’est pas non plus la chasse gardée de quelques individus fussent-ils des digital-natives à l’image de la Petite Poucette6 de Michel Serres. La transformation fondamentale que j’évoque ici concerne tout le monde, quels que soient son âge et sa place dans l’entreprise ou dans la société. En ce qui concerne plus précisément l’entreprise, il est inenvisageable de laisser des collaborateurs au bord de la route. Toutes les équipes doivent impérativement être embarquées dans cette démarche de transformation. Plusieurs étapes composent le cheminement nécessaire à adopter, qui portent à la fois sur l’acculturation collective et sur la sensibilisation aux impacts de cette révolution sur les métiers et sur les processus internes de l’entreprise.

Il sera sans doute plus complexe de motiver certaines populations parce que la remise en cause de leur modèle sera d’autant plus forte. Je pense notamment au management intermédiaire à qui l’on va demander de changer radicalement sa façon d’opérer. Cet exercice n’est pas facile pour ceux qui sont arrivés à leur poste en asseyant leurs pratiques sur des apprentissages éprouvés et des convictions établies au fil du temps. L’exercice est d’autant plus rebutant pour eux qu’ils ont en général mis plus de dix années à en arriver là ! Et tout à coup, on leur demande de tout changer ? Les postes de management intermédiaires sont les plus difficiles à embarquer dans la transformation de l’entreprise et à plus forte raison lorsque leurs propres managers ne leur montrent pas l’exemple à suivre.

Je suis convaincu que tout le monde est conscient de l’importance du sujet, mais que personne ne sait vraiment par quel bout le prendre. À cet égard, les chiffres concernant la prise de conscience des cadres dirigeants sont révélateurs : 80% pensent que leur métier va être affecté dans les douze prochains mois, mais seulement 26% d’entre eux disent que leur dirigeant a mis en place une stratégie digitale et 16% considèrent avoir les compétences pour l’appliquer7. Très peu d’entreprises ont donc finalement commencé à s’engager concrètement sur la voie de la transformation.

La révolution digitale est une immense conversation.

La conversation engendrée par ce tsunami digital est à la fois verbale et non verbale. À l’époque du mass média généralisé, de la toute puissante télévision financée par la publicité, nous n’avions plus le droit à la parole, et nos comportements étaient formatés par le marketing orienté produit destiné à des cibles. En 1999, David Weinberger (un des premiers chercheurs à s’être intéressé à l’impact d’internet sur les relations humaines) a embarqué durant une année une bande de marketers américains dans des échanges sur l’interactivité. Leurs conversations portaient sur l’impact de celle-ci, sur la relation entre les humains, les entreprises et leurs marques. Le résultat a engendré un manifeste qui propose une centaine d’aphorismes. Intitulé The Cluetrain Manifesto -­ The end of business as usual (en français : Le manifeste des évidences). L’ouvrage passe au crible les effets de l’interactivité et le rééquilibrage par la conversation du pouvoir entre les entreprises et leurs publics. « Les marchés sont des conversations » en est le premier aphorisme. Son sous-titre stipule : « Ceux qui ne comprennent pas que ces conversations sont menées par des personnes impliquées, connectées et plus intelligentes du fait de leur capacité à échanger, passent à côté de leur meilleure chance. »

Les publics ont adoré la conversation. Ils se sont rués dessus avec frénésie et excès. Preuve s’il en faut qu’ils étaient en manque. Leur enthousiasme n’a pas molli depuis quinze ans. De MSN à Facebook en passant par Snapchat et la panoplie complète des réseaux sociaux, les publics sont loin d’être repus de leur appétence pour l’échange. Les entreprises n’ont réellement commencé à écouter ce phénomène que lorsqu’il est devenu massif et pouvait représenter une menace potentielle. Menace qui s’est révélée réelle quand des associations comme Greenpeace les ont érigées en dispositif incontournable (comme cela a pu être le cas pour Nestlé avec l’huile de palme).

Les marchés sont alors devenus de gigantesques conversations. Les publics ont commencé à exercer leur pouvoir par une prise de parole de plus en plus influente. L’arrivée des applications (sur leurs smartphones) a étendu leur pouvoir sur leurs usages.

Mais où se situe la conversation dans l’usage, me demanderez-vous ?

L’usage crée une conversation non verbalisée. On l’appelle aussi « expérience utilisateur ». Il s’agit de la conversation entre nos pouces et les écrans de nos smartphones. Regardez la propension que nous avons à abandonner un usage parce que notre expérience est défectueuse, qu’un bouton ne fonctionne pas, qu’une proposition est incompréhensible, dépourvue de logique, ou que le parcours proposé est alambiqué. Nous abandonnons assez facilement un usage et la marque qui le porte si la conversation de nos pouces devient régulièrement infructueuse. Pour le moment, il s’agit de la conversation de nos pouces. Bientôt nous parlerons avec nos télécommandes : Siri, Cortana, Google Home, Amazon Echo. Nous avons bien affaire à des usages pilotés par de la conversation. D’un autre côté, regardez comme nous restons fidèles aux usages qui se passent bien et avec quelle facilité nous en devenons nous-même les ardents ambassadeurs. C’est bien la preuve de la puissance de notre pouvoir de prescription. Quand une conversation est intéressante, nous avons tendance à vouloir la partager avec ceux qui contribuent habituellement à nos échanges.

La révolution digitale dessine de nouveaux modèles de création de valeur.

Pendant quarante ans, il a été clair pour tous que notre relation avec les marques était financière et que notre fidélité se mesurait à notre capacité à revenir acheter. Depuis, nous avons découvert qu’il existait un autre mode de relation qui, lui, était forgé autour de l’attention et de l’engagement. Ce modèle a fait le succès et la richesse des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) : « Beaucoup donner avant de recevoir. » Ceux qui ont travaillé avec moi, que ce soit chez ConnectWorld, Human to Human, W&cie ou ICP Consulting m’ont entendu et m’entendent encore répéter régulièrement ce mantra.

Ce nouveau modèle relationnel entre les marques et leurs publics s’appuie sur un schéma inédit de construction de la confiance. Rendre service, écouter, répondre, proposer des solutions et constituer un réseau de personnes partageant la même préoccupation : tout est là. La mesure du succès réside dans la constitution d’une communauté la plus massive possible. Nous analyserons plus loin les clés du succès de ces modèles qui reposent tant sur une logique de « faible revenu moyen » régulier par utilisateur que sur la valorisation de la data collectée.

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L’esprit clarifié, débarrassé des idées reçues, des mauvaises intuitions et des fausses croyances, il est maintenant temps de revenir sur le volet historique de cette révolution numérique. Afin d’en assurer une compréhension réelle et sans équivoque, les deux chapitres suivants ont l’ambition de décrypter les faits compris entre 1995 et aujourd’hui pour en comprendre les enchaînements et les interactions. Ces prochaines pages passent en revue ce qui pour moi constitue les racines de cette révolution. Décrypter ce qui s’est passé depuis plusieurs décennies permet de voir la lente progression de ces révolutions, de lire l’accélération actuelle comme prévisible et inévitable. En effet, ce qui se passe aujourd’hui n’est pas un coup de tonnerre dans un grand ciel bleu.

1 J’en profite pour faire un petit aparté et apporter quelques précisions sur la nature et le fonctionnement d’Internet. Internet est un réseau qui héberge différents protocoles de communication parallèles et indépendants les uns des autres. Il y a ceux que vous pratiquez souvent : le mail, que l’on actionne avec une adresse contenant un @, le web, qui fait appelle au http://. Et il y a ceux dont l’usage est moins quotidien : le FTP, pour les transferts de fichier ; le peer-to-peer pour les téléchargements entre pairs ou pour la communication (par exemple avec Skype). Le web est évidemment celui qui a occupé le terrain et les tuyaux pendant les quinze premières années de l’ère internet (1995–2010). Son impact en entreprise portait essentiellement sur des enjeux de communication.

2 Chris Anderson et Michael Wolff, « The Web Is Dead. Long Live the Internet », Wired, 17 août 2010

3 Pierre Giorgini, La transition fulgurante, Bayard, 2014

4 Milad Doueihi, La grande conversion numérique, Points Seuil, 2011

5 Emprunté à l’italien motto (« parole, légende rattachée à une figure héraldique »), un motto signifie ici un « motif, leitmotiv, mantra ».

6 Michel Serres, Petite Poucette, Le Pommier, 2012

7 Chiffres Forester 2015/conférence Medef : la grande vague du siècle

2. Les quatre vagues de la transformation

Croire que tout a commencé avec internet est une autre idée fausse. La révolution que nous vivons actuellement est la résultante d’une transformation progressive qui s’est déroulée sous la forme de vagues successives s’additionnant et s’empilant depuis 1980.

Ces vagues sont au nombre de quatre : la première correspond à l’arrivée de l’informatique, la vague de la conversation compose la seconde, la troisième repose sur les usages et la quatrième sur la data et l’intelligence artificielle.

La première vague : l’arrivée de l’informatique.

La transformation que nous vivons en 2016 trouve son origine dans celle qui a façonné les entreprises depuis plus de quarante ans avec l’avènement de l’informatique et des nouveaux systèmes d’information. Il s’agissait alors de dispositifs lourds composés d’infrastructures technologiques complexes. De nouveaux métiers ont vu le jour dès les années 1960 : les DSI (directions des systèmes d’information) ainsi que les SSII (société de services et d’ingénierie en informatique), les nouveaux prestataires les accompagnant. Ces derniers sont encore à la manœuvre même s’ils ont élargi leur portefeuille de prestations.

En 1980, l’informatique entre dans les bureaux avec les PC. Le premier que j’ai croisé à l’époque chez RSCG était un IBM 5150 avec ses deux floppy disks tout mous, son interface verte et noire et des capacités très limitées. Ensuite, Apple est arrivé avec une simplicité d’usage et une infinité de fonctionnalités nouvelles qui nous faisaient déjà gagner du temps. Nous avons alors appris à utiliser Word, Excel et Powerpoint, et à acquérir de nouveaux réflexes (copier/coller, par exemple), et nous étions tous ravis ! Dans les années 90, chaque bureau a très vite possédé son ordinateur. Nous étions maîtres de notre machine, dans la limite de sa capacité à communiquer avec les autres machines.

Puis internet est apparu ! Je me souviens précisément de ma première expérience, en février 1995, quand Aaron Levin, un directeur artistique dont les parents habitent New York, me montre son modem et son crépitement caractéristique (« Tchiiiiiiiiii kriiiiiillll !! »). J’envoie mon premier mail ce même jour, à Aaron, bien sûr, la seule personne que je connais ayant une adresse mail. Je découvre internet dans la foulée.

Pour les DSI, l’apparition d’un réseau ouvert sans réserve a été la pire des nouvelles. Cette ouverture ébranlait leurs deux fondamentaux : la robustesse et la sécurité, au point même de risquer de les faire voler en éclat. C’est cette vague de transformation, entamée dans les années 80, qui se poursuit aujourd’hui. Elle a structuré les organisations et les méthodes de travail en augmentant considérablement la vitesse des échanges. Si nous avons gagné en autonomie grâce aux logiciels, nous en avons aussi subi les effets pervers : regardez comme nous sommes devenus les pantins de nos mails ! En 2016, la robustesse et la sécurité restent encore et toujours les piliers de la pensée des directions des systèmes d’information.

Mais il ne faut pas oublier qu’une autre dimension des DSI influe également sur la transformation des organisations : le manque de compréhension claire de leur métier par les autres acteurs, dont les dirigeants eux-mêmes, les rend très difficiles à gouverner. Depuis trente-cinq ans, les DSI pilotent ainsi une transformation de fond en manipulant une matière difficilement accessible par les autres. Pour un Comex, diriger un secteur qu’il ne comprend pas alors qu’il en mesure l’efficacité réelle est en effet assez subtil. Les instances dirigeantes sont donc contraintes de faire confiance à leur DSI.

Dans les Comex, ce phénomène a installé une distance vis-à-vis de la technologie qui est aujourd’hui fort dommageable. « Ce n’est pas mon sujet ! », « Je n’y comprends rien… » figurent parmi les commentaires que j’entends souvent lorsque des dirigeants évoquent leurs systèmes d’information. Cette distance existe aussi avec internet, la mobilité, la data et, demain, l’intelligence artificielle : ce ne sont toujours pas les sujets des membres des Comex, sans doute parce qu’ils ne font pas l’effort de le comprendre, mais aussi parce que ceux qui le maîtrisent ne font pas le nécessaire pour le rendre accessible. Double négligence… Je suis convaincu que les entreprises ne se transforment pas plus rapidement aujourd’hui en partie à cause du maintien d’une image sophistiquée de la technologie. Il ne faut sans doute pas grand-chose pour rendre ce sujet aimable. Si la complexité est réelle, en faire une fin et non un moyen est une piste pour la rendre compréhensible. Or l’approche systématique sous l’angle d’une sécurité et d’une robustesse démesurées contribue à en maintenir son imperméabilité et à créer une chasse gardée.

La vague de transformation a mis en évidence l’impact de la vitesse des échanges et du partage et a introduit l’interactivité, c’est-à-dire la capacité que chacun a d’agir sur les données et sur les contenus. Certes, la logique d’ingénieur qui repose sur la robustesse des dispositifs et sur la sécurité des données reste indispensable. La fiabilité des systèmes d’information est primordiale dans de nombreux domaines (je pense, par exemple, à la gestion des systèmes de caisses et de toutes leurs interconnexions : stock, fournisseurs, etc.). Mais cette logique de robustesse et de sécurité se trouve désormais en contradiction avec la logique d’agilité, de vitesse d’exécution et d’ouverture qu’imposent les interfaces créatrices de nouveaux usages. C’est sans doute cela que l’on appelle, par extension, le digital.

Si la transformation concerne tous les pôles de l’entreprise, la DSI est la première concernée. Pour elle, il s’agit désormais que chaque département gagne en agilité dans les processus et dans la priorisation de ses enjeux. Cela signifie :

• parvenir à masquer la complexité dans les back-offices afin de simplifier les interfaces utilisateurs,

• mettre la sécurité au bon endroit et pas systématiquement partout,

• accepter la souplesse et le risque en ouvrant les accès et en pensant les infrastructures au service de la mobilité.

Il devient alors évident que ces chantiers se déroulent en conversation entre toutes les équipes de l’entreprise. Eh oui, il y a du boulot ! Parce qu’elles rendront leurs expertises accessibles, les DSI deviendront alors les accélérateurs de cette transformation. Paradoxalement, aujourd’hui, elles doivent assumer d’être encore un frein au changement…

Vous en conviendrez, cette première vague de transformation est vraiment structurante !

La deuxième vague : la conversation.

Internet arrive en France en 1994 avec des solutions assez artisanales et un taux de pénétration faible. Sa diffusion sera accélérée par l’ADSL1. En 1998, son taux de pénétration est encore réduit (moins de 3%, soit 570 000 foyers). Il faut attendre l’année 2000 pour que la barre des 10% soit dépassée. Pendant que les DSI brident l’accès à internet dans les entreprises, les publics, eux, s’en emparent avec gourmandise au sein de leur sphère privée.

Ils concentrent leur principale utilisation sur la recherche. Émergent alors les premiers moteurs (Lycos, Altavista, Yahoo!…) qui trouvent ce qu’internet met à la disposition de tous. Mais dès 1999, Google les supplante rapidement grâce à la simplicité de son interface et à la puissance de son algorithme inspiré du modèle de publication scientifique (la réponse est conditionnée par le poids de la reconnaissance des pairs). Fin 1995, je me souviens avoir convaincu le bras droit du président d’EuroRSCG de la pertinence d’internet dans l’univers de l’information et de la communication. J’avais trouvé, sous ses yeux et en quelques secondes sur Altavista, la liste de toutes les recettes pour accommoder la kombucha, plante d’origine mongole dont la décoction aurait des vertus curatives voire préventives du cancer. Il en faisait usage mais n’arrivait pas à trouver la bonne recette pour la rendre buvable. Cette brève rencontre est sans doute la première expérience grâce à laquelle, en 1997, j’ai pu participer à la création de Connectworld avec Pierre Louette, la web agency du groupe EuroRSCG (merci Altavista !).

À l’époque, l’accès illimité et presque immédiat à l’information génère déjà des échanges, et de nouveaux outils de conversation apparaissent, parmi lesquels le chat, avec MSN. En 1996, les ados de l’époque l’adoptent avec enthousiasme, grâce notamment à l’orthographe particulière qu’il contribue à créer sous prétexte de limiter le nombre de caractères, ce qu’avaient déjà initié les SMS des premiers téléphones mobiles.

C’est la conversation qui va façonner le succès d’internet : l’échange, le partage, l’interactivité.

En parallèle, les forums de discussion se développent, les premiers se consacrant essentiellement à des conversations techniques sur les standards du réseau. Le forum est d’ailleurs l’un des principes même de la gouvernance et du fonctionnement d’internet. L’IETF2 en est le meilleur exemple : les membres de cette communauté informelle (ils sont environ 150 000 partout dans le monde) qui définit les standards du réseau mondial entretiennent une conversation permanente depuis plus de vingt ans sur leur forum en ne se rencontrant que très rarement. Et pourtant, ce sont eux qui déterminent en permanence les règles de fonctionnement technique d’internet ! Créé en 1997, l’un des premiers forums français, Forum hardware, propose ainsi des espaces de discussion sur le sujet de l’informatique. Il y a aussi des forums où l’on parle de tout, et chaque jour, de nouveaux s’ouvrent à l’époque sur n’importe quel sujet suscitant des questionnements inattendus. Malgré une certaine complexité d’accès, les publics s’y engouffrent parce qu’ils y trouvent enfin des interlocuteurs à la hauteur de leurs conversations, des personnes qui s’intéressent aux mêmes sujets qu’eux et qui répondent à leurs questions.

Le phénomène se structure avec l’apparition de forums de plus en plus spécialisés3. Le public comprend que les meilleures réponses à leurs questions viennent des personnes qui vivent le même sujet. Entre 2000 et 2006, le phénomène explose, les espaces de discussion étant en général bien informés et les conversations souvent de bonne qualité, garantie par le fait que les échanges se font entre personnes concernées. C’est ce qu’on appelle alors des communautés : des communautés d’intérêt, de passion ou de préoccupation.

Dès 2002, la gamme des outils de la conversation s’étoffe et se simplifie avec l’apparition des blogs, dont l’audience s’élargit rapidement grâce à leur accessibilité. On assiste alors aux premières dérives mass media. Je pense en particulier à la plateforme Skyblog en France : à son apogée en 2011, Skyblog compte plus de 30 millions de blogs pour 700 000 articles et plus de 4,5 millions de commentaires. En fait, Skyblog préfigure Facebook, on n’est plus dans l’antre d’un café du commerce moderne où chacun cherche son quart d’heure de célébrité. Seuls les blogueurs assidus et concernés tirent leur épingle du jeu en proposant à leurs communautés des contenus intéressants qui méritent d’être partagés. L’arrivée de Facebook en France, en 2006, déclenche la massification du phénomène en apportant une simplification d’accès jamais connue jusqu’alors. On commence alors à parler de réseaux sociaux. Cette massification fait évoluer la nature même des conversations. L’évolution des technologies de transmission au même titre que la taille des réseaux accélère les échanges et autorise désormais le transfert d’images et de vidéos dans des conditions de confort acceptables. Créé en 2005, Youtube est racheté dès 2006 par Google.

La conversation devient non seulement omniprésente mais aussi multimédia.

Les publics pratiquent le dialogue et lui trouvent des vertus : ils constatent qu’ils sont eux-mêmes des médias, ils découvrent que c’est la qualité des informations échangées (justes, exclusives, sourcées) qui contribue à rendre une conversation intéressante, ils prennent conscience de la réalité de leur capacité d’influence. Ils comprennent aussi qu’ils ont affaire à des interlocuteurs plus hétérogènes en raison de la massification et qu’il devient plus difficile de cloisonner les messages vis-à-vis d’un client, d’un consommateur, d’un collaborateur, d’un citoyen. L’accessibilité à l’information complexifie la manipulation. Les internautes découvrent alors un pouvoir d’influence nouveau : celui issu de leur implication et de leur capacité de partage. Dans son essai Informer n’est pas communiquer4, Dominique Wolton décrit parfaitement le phénomène et son amplification auprès de la génération Y : « On passe de l’idée de transmission à celle de négociation de l’information. » Les nouveaux publics sont devenus experts dans l’art de traiter et d’interroger une quantité importante d’informations venant de sources multiples en la confrontant à la conversation de leurs réseaux. Cet élargissement est une richesse grâce à laquelle chacun trouve des réponses instantanées à tout type de question. Se rappelle-t-on seulement qui on interrogeait avant Google et Wikipédia ?

Au cours de cette seconde vague, les marchés deviennent des conversations dont, pendant plus de dix ans, les marques resteront pourtant absentes. Elles sont questionnées à longueur de forum et ne proposent qu’un silence assourdissant en guise de réponse. Pourtant, entre 1998 et 2006, elles s’équipent d’outils : sites internet construits sur le modèle de la plaquette commerciale, c’est-à-dire reproduisant scrupuleusement les documents imprimés, blogs sans contenus, outils sociaux sans animateurs et sans conversation… En réalité, elles misent essentiellement sur les effets d’animation pour enrichir leur message et leurs discours. Je me souviens de ces années et des projets de sites délirants pour des marques automobiles ou des groupes de luxe. Les équipes de communication engageaient des budgets à la hauteur de leur fascination pour les technologies de l’époque, dont le fameux Flash avec lequel on réalisait des animations assez insensées. En 1999, dans cette veine, nous avions imaginé un mall de luxe, habité et animé par des personnages aléatoires et fantasmagoriques, prémices de SecondLife, qui enflammera les internautes pendant quelques mois en 2003. Le budget alloué était faramineux.

À cette époque, les entreprises s’essayent à la communication sur internet avec la même posture qu’elles proposent depuis des décennies dans les mass medias : toujours le message le plus « pertinent pour la population la plus large possible »… Internet est alors perçu comme un canal de plus, et l’objectif reste l’audience. Les marques ne sont pas en conversation. Pour la plupart, elles n’y sont pas encore en 2016. Elles n’ont pas compris que nous sommes passés d’une logique d’offre à une logique d’échange, du besoin d’être vu à celui d’être trouvé. Pour plus de 90% d’entre nous, en France, notre premier réflexe est d’interroger Google quand nous avons une question. Grâce à lui, nous sommes devenus des maîtres de recherche : nos requêtes sont passées de 1 à 3,9 mots en dix ans et, surtout, nous n’hésitons pas à renouveler celles-ci si elles se révèlent infructueuses dès la première page de réponse. À ce propos, une blague circule sur internet : savez-vous quel est le meilleur endroit pour cacher un corps ? Sur la deuxième page de Google : personne n’y va jamais !

Au bout de quinze ans, cette deuxième vague de transformation a eu plusieurs effets pervers.

Le premier concerne essentiellement les enjeux de communication : visibilité, réputation, influence). Parce que de nouveaux outils de diffusion de contenus émergent, les Comex ont considéré que cela concernait la communication et s’en sont donc désintéressés en confiant le sujet aux Directions de la communication. Dès lors, le digital ne les concernait plus directement… En 2016, pour beaucoup de comités de direction, le digital est encore un sujet de communication et reste relativement peu stratégique : il ne concerne ni le chiffre d’affaires, ni la marge, ni le modèle de création de valeurs. La persistance de cette conviction a pour effet la faible mobilisation des équipes dirigeantes sur le sujet de la transformation des activités.

Le second effet pervers touche directement les directions de la communication. Ces dernières, se voyant attribuer un nouveau sujet technologiquement complexe ,en ont délégué la mise en œuvre par le prisme des outils (site internet, réseaux sociaux, intranet, newsletter, emailling…) a des experts digitaux qui sont devenus juges et partie de leur sujet. Situation dangereuse ! Souvent jeunes et issus des nombreuses agences qui ont fleuri dans les premières années internet, ces derniers n’ont pas une grande expérience des réels enjeux de la communication et des marques. Ils s’empressent alors de cloisonner leur territoire par une gestion énigmatique de leurs outils afin de garder la maîtrise de leur périmètre et confient ensuite la définition des stratégies aux web agencies. Celles-ci se disputent des budgets conséquents dans le cadre de compétitions dont les lignes directives sont alors souvent mal cadrées. Pendant dix ans (1997–2007), avec une absence totale de vision sur ce qui pouvait être acquis ou perdu, les marques ont financé des dispositifs spectaculaires mettant en scène des discours et des paroles bien loin des attentes des publics qui, eux, étaient en demande de conversation. Les directions de la communication ont ainsi progressivement été dépossédées de la gouvernance des outils digitaux jusqu’à perdre la main sur la conception de leurs contenus. En quelques années, le digital y est devenu un bastion imprenable mettant à mal la cohérence du sens et de l’image perçue par les publics.

En quinze ans, le paysage des communicants a considérablement changé, transformant les marques en média autonome. Celles-ci ont pris en main les outils qui assuraient leur autonomie, mais sans aller jusqu’au bout de la logique. Un média repose avant tout sur une ligne éditoriale séduisante et différente et sur la diffusion de propos intéressants. Un média fonctionne avec un directeur de la publication, responsable de la ligne éditoriale et un rédacteur en chef, animateur de cette ligne et des outils de régulation partagés par tous. Aujourd’hui encore, peu de directions de la communication ont adopté cette organisation.

En 2008, pour W&Cie et avec le soutien du CSA, j’ai participé avec Denis Gancel, à la formalisation du premier observatoire des marques en conversation. Pendant trois ans, nous avons interrogé celles-ci et avons surtout observé qu’elles ne prenaient pas la dimension de cette révolution. Six ans plus tard, la situation s’est sûrement améliorée (enfin, je l’espère même si je ne le constate pas beaucoup).

Et pendant ce temps-là, dès le début5, de nouveaux acteurs sont entrés en scène avec un modèle de création de valeurs différent. Un modèle novateur qui mise sur l’attention et l’engagement. Pour ces nouveaux joueurs, il ne s’agit plus de capter un lead à transformer en clients dans le but de leur vendre un produit, mais de constituer une communauté de membres dont on gagnerait l’attention et obtiendrait l’engagement (une adresse mail suffit !) grâce à une conversation intéressante et à un usage nouveau et indispensable pour garder le contact et entretenir la conversation. Entre nous, je suis toujours atterré par la quantité d’informations que les marques réclament dans leurs formulaires. Les questions sont souvent indiscrètes et l’usage des réponses injustifiable et inexpliqué (date de naissance, adresse postale, situation de famille…). On imagine parfaitement les as du marketing derrière cette quête d’informations destinées à alimenter leurs bases de données.

Pour construire une relation et obtenir la confiance d’un membre, la nouvelle règle du jeu est : « Beaucoup donner avant de recevoir. » Satisfait du service rendu gratuitement, ce membre va être naturellement prêt à accepter de participer au financement d’une fonctionnalité devenue indispensable. Il est en confiance ! Il me semble que le meilleur exemple pour illustrer ce propos reste le parcours d’accompagnement dans les Apple Store : payer n’y est plus qu’une formalité quand l’accompagnement a été authentique, fluide et tellement personnalisé.

Malheureusement, les marques n’ont accordé aucune attention à l’émergence de ces nouveaux modèles. Au cours de cette période, Amazon a mis en place un service de livraison révolutionnaire, Apple se distingue avec l’iPod et iTunes (2001), Google et sa ligne de services gratuits dont Gmail (2004) sont devenus indispensables, et enfin Facebook est arrivé en 2006. On parle ici des fameux GAFA qui ouvrent la voie de la troisième vague.

N’oublions pas qu’a cette époque (2006), tout se passe sur un écran d’ordinateur, posé sur nos bureaux ou nos tables de salle-à-manger.

La troisième vague : les usages.

Il faut reconnaître que l’intuition digitale des marques a été brouillée par l’éclatement de la bulle internet en 2000–2001. Leurs critères de référence et la finance alors toute puissante les ont convaincues que ces nouveaux modèles, en ligne et gratuits, sont des miroirs aux alouettes, et le marché va les confirmer dans leur croyance en accélérant la disparition de plus 2 000 start-up, celles que l’on appelait les dot.com à ce moment-là. Encensés en 1999, ces jeunes entrepreneurs sont poursuivis comme des malfrats en 2001 par les caméras de télévision et les magazines qui titrent : « Start-up, mythe ou réalité ? »

C’est à cette époque-là que le désintérêt des patrons pour le sujet digital se confirme et que leur éventuelle ouverture sur le sujet n’a pas lieu. À l’image de Bernard Arnault qui avait pris, dès 1999, l’initiative de lancer Europatweb, un soutien actif par l’investissement à de nombreuses start-up : il fermera son fonds d’investissement dès 2001 sur quelques succès mais sans conviction. Il fait partie des patrons qui, à ce jour encore, conservent toujours quelques doutes sur la valeur ajoutée des nouveaux usages sur leur activité.

Pourtant, entre 2000 et 2006, la montée en puissance des conversations, en particulier avec l’émergence des réseaux sociaux, est suivie en parallèle par le phénomène de l’e-économie, et s’il y a un succès qui ne se dément pas, c’est bien celui du e-commerce… Les entreprises, dans leur grande majorité, sont spectatrices de cette révolution. Par contre, celles qui s’y frottent, qui font l’expérience de cette nouvelle forme de conversation et de relation, apprennent très vite et prennent une avance considérable. Cette clairvoyance leur donne aujourd’hui une position d’avant-garde difficile à combler pour leurs concurrents. Je pense par exemple à la SNCF ou à la Direction générale des impôts (la dématérialisation des déclarations de nos impôts et de leur paiement).

Si la deuxième vague de transformation se déroule dans un contexte sédentaire sur les écrans de nos ordinateurs, collée à nos tables de salon ou nos bureaux, cette troisième vague est mobile.

En 2007, le 29 juin, Steve Jobs présente le téléphone mobile d’Apple : l’iPhone. À la différence de tous les acteurs installés, Nokia, Blackberry, Motorola et autre Sagem, l’iPhone remplace le clavier numérique habituel par un large écran tactile. Pour le moment, c’est d’abord un téléphone, mais neuf mois plus tard, le 6 mars 2008, Apple dote l’iPhone d’un écosystème qui va garantir son succès : un kit de développement (on l’appelle le « SDK » pour Software Developpment Kit) et un magasin d’applications, l’App Store. Apple crée les conditions d’une collaboration planétaire avec tous les développeurs qui vont alors concevoir de nouveaux usages. Apple leur garantit la visibilité de leurs nouvelles applications au sein de sa boutique mobile déjà disponible au creux des mains de ses millions de clients et la rémunération qui l’accompagne (avec une contrepartie de 30%). En dix ans, ce système a généré 40 milliards de dollars pour les développeurs. Certains me diront que Nokia, HTC ou Windows Mobile avaient déjà proposé un outil mobile et connecté. Mais il leur manquait seulement l’écosystème des applications pour devenir autre chose qu’un téléphone capable de lire des mails et d’envoyer des SMS. Dès 2005, trois ans avant l’arrivée du premier iPhone, Google avait pris position sur ce marché de façon moins visible, mais tout aussi efficace en rachetant Android, un operating system (OS) pour mobile. Google a déjà compris tout l’intérêt d’un OS mobile, le moteur qui pilote et augmente les fonctionnalités d’un téléphone et le transforme en smartphone : ce dernier va devenir la télécommande de tous nos usages connectés. Google propose alors Android gratuitement à tous les fabricants. En 2015, l’OS de Google pilote presque 80% des mobiles existants (contre moins de 14% pour Apple).

En un peu plus de cinq ans, nos smartphones sont devenus extrêmement puissants. Le dernier iPhone 6s détient un biprocesseur A9-M9 de 1,8 Ghz et 2 Go de mémoire RAM, soit l’équivalent de ce qui faisait tourner un MacBook Pro il y a deux ans ! À quoi cela sert-il ? Cette puissance est au service de nos nouvelles exigences de vitesse, de connectivité et de fluidité pour piloter ces nouveaux usages qu’on nous propose. Samsung l’a bien compris et ne parle plus de smartphones : la marque appelle ses produits « life companion ». Aujourd’hui, téléphoner est devenu le septième usage sur un smartphone. D’après une étude de Business Insider datant de 2013, le premier usage serait la prise de photos, le deuxième l’envoi de SMS, le troisième la lecture de mails… Suivent les applications géolocalisées, puis les jeux, la musique et enfin la fonction téléphone. Business Insider précise d’ailleurs qu’il s’agit plus de répondre au téléphone qu’à appeler…

La vitesse de propagation de ces nouvelles applications est époustouflante. À son ouverture en mars 2008, l’App Store contient 500 applications. En mars 2009, Apple annonce que 25 000 applications y sont disponibles, un an plus tard 185 000, 425 000 en 2011, et plus d’1,5 million en 2016. Google Play, Le magasin d’applications de Google, ouvre en mars 2012 avec plus de 500 000 applications de décalage ! En 2016, il a largement comblé son retard sur l’App Store.

L’accélération de cette transformation vient aussi de la qualité du réseau qui s’est nettement améliorée : en 2003, la France découvre Edge, en 2007 la 3G et en 2012 la 4G. Comme pour internet, on passe en quelques années d’un débit de 512 kilo-octets (les premiers modems), qui nous habilitaient à lire une image en plusieurs dizaines de secondes, à 50 mega-octets (la fibre) grâce auquel télécharger un film de plusieurs giga-octets ne prend que quelques minutes. Quant au réseau mobile, la différence est sensiblement la même. Comme je le précisais dans mon introduction, le réseau et son confort d’utilisation est l’une des trois clés technologiques de cette de révolution (avec la numérisation des données et l’interactivité).

Plus l’usage est confortable et simple, plus il se massifie. Et, bien entendu, ce n’est pas fini. Pour s’en convaincre, il suffit jeter un œil vers l’Asie, en particulier en Corée (qui a toujours deux à trois ans d’avance sur nous). L’accès à la 5G, c’est-à-dire un réseau cent fois plus rapide que la 4G, commence à y être disponible. On parle ici de plusieurs gigaoctets par seconde. La 5G est annoncée en France en 2020, soit dans quatre ans !

Si les publics ont répondu rapidement à l’ouverture de la conversation, ils ont adopté avec passion les nouveaux usages que leur proposent ces nouvelles start-up via leurs applications : AirBNB, Shazam, What’app, Angry birds, Waze, Deezer, Uber… Aucun de ces usages n’existait il y a huit ans. L’adhésion est massive : dès 2009, on atteint le milliard de téléchargements d’applications, en 2016 la barre des 100 milliards de téléchargements est franchie.

À quoi correspondent ces milliards téléchargements ?

À des jeux, à de la musique sous de nouvelles formes (streaming), à des cartes intelligentes, des systèmes de guidage et d’alerte météo personnalisée (va-t-il pleuvoir dans le quart d’heure là où je suis ?), à la possibilité de transporter ses photos, de les retoucher partout et de les partager avec tous… Dès 2009, Google photo annonce la mise à disposition d’un espace de stockage illimité, partagé et gratuit. L’accès à Internet et à Wikipedia se fait désormais partout et en permanence. Qui n’a pas sorti son smartphone pour trouver la date de décès du général de Gaulle pendant un dîner, pour consulter ses comptes, pour trouver une pharmacie de garde ? Ces fonctionnalités sont basiques, mais elles sont surtout augmentées et simplifiées, parce qu’accessibles en permanence, en mobilité et géolocalisées.

Toutes les conditions sont réunies pour l’accélération de cette révolution des usages : nous avons la télécommande, nous avons le confort du réseau et, surtout, l’espace pour agir est libre. Mais il y a un problème. Tous ces usages sont inventés, conçus et diffusés par de nouveaux acteurs qui viennent investir le terrain de jeu des entreprises historiques parce qu’elles n’ont pas su lire les attentes de leurs publics et les ouvertures proposées par les technologies issues de la digitalisation des données. L’imagination débridée de ces nouveaux entrants, l’accessibilité des technologies et la place laissée ouvrent des possibilités immenses, et le phénomène s’accélère depuis 2011. Le sujet n’impacte plus seulement la communication, mais aussi le chiffre d’affaires, la relation client et, au bout de la chaîne, la marge. C’est même sans doute à cause de cette dernière que les patrons commencent à s’y intéresser. La révolution digitale commence à piquer un peu !

Mais comment s’y prendre ?

Les nouveaux entrants se sont appuyés sur la mobilité et les possibilités offertes par la technologie (data, géolocalisation, notification…). Ils ont commencé à élaborer des usages que l’on n’imaginait ou n’espérait même pas ! Quelle est cette musique que j’écoute ? Un clic sur Shazam, j’ai la réponse et en plus je peux l’écouter sur Deezer ou Spotify. Puis-je réserver dans le restaurant italien le plus proche de chez moi et que ses clients adorent ? Lafourchette.com ! Cette voiture qui dort dans la rue tous les jours de la semaine pourrait-elle servir à quelqu’un et donc financer son parking ? Drivy. Et ce parking privé qui ne sert à personne pendant que je suis au bureau, pourrait-il payer ses charges ? ZenPark. Qui pourrais-je croiser dans les parages et qui cherche aussi quelqu’un à croiser dans les parages ? Tinder. Etc.

Ces créateurs d’applications ne font que se poser les mêmes questions que tout le monde. À la différence des autres, ils ont confiance dans la technologie. Ils croient que cette technologie va rendre ces usages possibles. Surtout, et c’est ce qui fait toute la différence, ils essayent ! Une idée seule n’a pas beaucoup de valeur : c’est son exécution qui compte. Soyons clairs, sur les 1,5 million d’applications disponibles, 50% ne seront jamais téléchargés plus de cent fois et 25% ne seront jamais utilisées plus de quatre fois. Les 375 000 restantes (le dernier quart) sont celles qui ont su enchanter nos usages, le service et la façon de le vivre, sans aucun accroc, avec fluidité et simplicité. C’est ce qu’on appelle l’expérience utilisateur ou, autrement dit, « l’UX » (pour User Experience). C’est un mot dont vous risquez d’entendre beaucoup parler dans les mois à venir.

Tous ces nouveaux usages (enfin, pratiquement tous) n’ont aucun actif. Stéphane Distinguin, CEO de Fabernovel, appelle cette approche, l’optimisation d’assets non utilisés. Ils sont portés par des plateformes qui assurent la mise en relation de personnes cherchant le même effet, le même service, à donner ou à recevoir. Leurs entreprises ne fabriquent pas, n’ont pas usines, pas d’ouvriers. Elles ne produisent que des services. Des services que tous les acteurs historiques étaient légitimes à proposer, mais qu’ils n’ont pas su imaginer. Premièrement, parce qu’ils n’ont pas compris que les nouvelles technologies les rendaient possibles, ensuite parce qu’ils n’ont pas compris que leurs publics étaient capables d’en avoir envie, enfin, et surtout, parce que cela risquait de remettre en cause leur modèle économique. Qui mieux qu’un loueur de voitures aurait été en mesure d’inventer le covoiturage où encore la location de véhicule entre particuliers ? Qui mieux que les banques auraient été capable d’imaginer que leurs clients multi bancarisés souhaitaient avoir un service comme Linxo agrégeant tous leurs services bancaires ? Ou encore un système de prêt entre clients ? Qui mieux que les musiciens sont en mesure de proposer une plateforme de streaming de leur musique, ce qu’ils tentent d’ailleurs de faire avec Tidal sous la férule de Jay-Z ? Et je peux continuer comme ça à peu près avec tous les nouveaux usages dans tous les secteurs…

Je suis sûr que la SNCF s’en veut d’avoir laissé passer BlaBlaCar : il paraît que Frédéric Mazella serait venu leur demander de l’accompagner lors de sa phase d’amorçage. Bien entendu, le fondateur de Blablacar a très vite compris que la vitesse d’exécution était encore plus importante que l’idée. Adossé à la SNCF (et surtout libre de ses mouvements), Blablacar voyait sans doute dans ce partenariat une modalité de succès garanti. En 2015, Yves Tyrode, l’ex-CDO de la SNCF, a formalisé la stratégie d’accélération de la transformation de la SNCF en élargissant son périmètre de légitimité : d’« opérateur de chemin de fer » à « acteur de l’hypermobilité ». La SNCF en active tous les leviers, dont le covoiturage.

Cette adaptation exige certaines remises en cause de la part des entreprises historiques. À commencer par changer de posture et se mettre avant tout à la place des publics concernés. Il est sans doute compliqué d’accepter que la transformation des publics soit plus rapide que celle de sa propre entreprise, et les prétentions de ces nouveaux partenaires en terme de services sont faramineuses. Ils sont en train d’imposer un rééquilibrage des rapports de forces entre ceux qui proposaient et ceux qui, désormais, disposent. Nous sommes bien passés d’une économie de l’offre à une économie de l’usage et de l’expérience. Ensuite, il convient d’accepter de remettre en cause le modèle de relation construit et imposé par le marketing depuis plus de quarante ans. Apprendre à considérer ses clients comme des partenaires, voire comme des membres à part entière. Finalement, c’est assez cohérent avec la volonté affirmée par les publics depuis dix ans : ils veulent avant tout être en conversation avec les marques qu’ils utilisent. Enfin, il faut accepter de remettre en cause le modèle actuel de création de valeurs de son activité. Cela revient à considérer que l’accès à son offre a quasiment plus d’importance que l’offre elle-même. Ce qui signifie que toutes les marques sont destinées à devenir des plateformes de services accessibles en permanence, en mobilité, à la fois géolocalisés et personnalisés. Ne pas entreprendre cette démarche, c’est prendre le risque de ne rester qu’un assembleur de produits, une commodité de ces nouveaux intermédiaires. L’exemple de Nokia raconté par Laure Bellot dans son livre La déconnexion des élites6 est la parfaite illustration du déni de cette transformation.

Si on accepte cette idée que les publics ont pris le pouvoir, d’abord de la conversation puis des usages, ces remises en cause deviennent des évidences. Après la deuxième vague, celle de la conversation, encore en phase d’assimilation douloureuse par les entreprises historiques, celle de la transformation des usages est une opportunité d’engagement dont elles doivent se saisir sans attendre. Au moins est-il rassurant de constater que cette troisième vague ne fait que commencer : elle n’a que huit ans (déjà !).

Dans ce contexte, l’un des secteurs dont les lignes sont en train de se déformer est sans contexte celui de la distribution. Les coups de boutoir d’Amazon provoquent sans cesse la réinvention de l’acte d’achat et de la façon d’en disposer.

Quand Amazon lance sa douchette Amazon Dash, il ne s’agit pas d’enchanter le parcours en magasin, mais bien de carrément supprimer ce dernier en proposant une approche alternative, plus simple, presque ludique : assurer à ses clients le réapprovisionnement de leur maison d’un geste simple ou par la voix et sans se déplacer. Immédiatement informé des commandes, Amazon Fresh n’attend plus qu’un simple clic sur le site ou sur l’appli mobile pour tout livrer dès le lendemain. Depuis ce lancement, Amazon envisage d’équiper nos placards d’un bouton qui actionne directement une commande, en partenariat avec des marques comme Gillette, Bounty ou encore Tide (marque de lessive américaine du groupe Procter & Gamble). Par exemple, une pression sur un bouton habilement installé sur la droite de votre miroir déclenchera la livraison de vos lames Gillette le lendemain. Le gourmand de la maisonnée trouvera, lui, à hauteur de main, le bouton qui actionnera la commande de ses barres Bounty dont le dernier paquet s’épuise. Certes, à ce rythme, Amazon risque de proposer une multitude de boutons correspondant à tous nos lieux de consommation ! Mais c’est sans doute une façon d’occuper le terrain et surtout de distiller l’idée qu’il existe une autre façon de se réapprovisionner que de se déplacer dans un hypermarché. Déjà présent aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Allemagne et en Italie, Amazon Fresh arrive bientôt en France.

J’imagine que ces boutons seront rapidement remplacés par les écrans qui couvriront nos intérieurs. C’est en tout cas ce que prévoient les fabricants de verre qui ambitionnent de transformer chaque surface transparente de la maison, de la ville et des lieux publics, en interface. Les simulations de Corning sont éloquentes : nos vitres, nos glaces, nos tables de cuisine vont se transformer en écrans connectés.

Et après ? Comment la révolution des usages va-t-elle se poursuivre ? Je ne suis pas devin, mais il est possible de tenter de formuler quelques hypothèses à propos de l’évolution de nos usages.

Comme je l’ai déjà précisé, la puissance de nos smartphones est essentielle pour envisager une connexion simple de tous les objets de notre vie courante. Une récente vidéo d’Ericsson raconte l’histoire d’une maison qui se met au service de son propriétaire pour lui faciliter la vie : il suffit qu’un invité vienne dîner, et la cuisine se met en marche pour simplifier la préparation du repas. On commence à voir émerger des bots (contraction de robot) qui mettent nos applications en conversation intelligentes entre elles. On parle aussi de réseaux sociaux d’objets.

Cette évolution concerne tous ceux qui nous entourent. Comment cette table, cette chaise, cette lampe, ce tapis pourraient augmenter leur fonction ? Que gagneraient-ils à être connectés en réseau ? Quel service augmenté cet objet serait-il en mesure de me rendre s’il était en conversation avec moi ou avec d’autres objets ? Je suis persuadé que nous n’allons pas inventer de nouveaux objets, mais que nous allons augmenter ceux que nous connaissons déjà. Le gisement d’innovation de ce mode de service est inépuisable.

Encore un autre exemple ? Avec TecBak, Jérôme Boyé s’est posé la question, il y a maintenant quatre ans, de l’intérêt de mettre un babyfoot en réseau. Il s’est rapproché du leader mondial, Bonzini, et a équipé un B90, connu de tous les amateurs parce que c’est le modèle qui a hanté les cafés en mettant une ambiance de feu avant que les flippers moins encombrants et plus rentables ne le remplacent. Jérôme l’a augmenté d’une batterie de capteurs signalant en ligne aussi bien un but qu’une gamelle (une balle qui entre dans le but et en sort aussi vite qu’elle est entrée) et d’une puce RFID7 qui habilite l’identification des joueurs par leur smartphone. Un tapis tactile quant à lui trace le déplacement de la balle et est en mesure de reconstituer l’historique de la partie. Toutes ses informations sont partagées sur une plateforme (une application) où les joueurs mesurent leurs performances, s’inscrivent pour participer à des tournois et constituent des communautés de joueurs.Quel est l’intérêt de tout ça ? Déjà, mettre en contact des joueurs de même niveau et, peut-être, créer une nouvelle raison de réinvestir les cafés… Je vous laisse deviner quelles marques pourraient trouver l’intérêt d’offrir à une communauté de membres passionnés l’opportunité de se retrouver et de jouer ensemble dans la vraie vie… Penser membres et communautés est en effet une approche vertueuse aussi bien pour la marge que pour la reconstitution d’un capital confiance qui est en train de fondre auprès des clients des entreprises traditionnelles.

Cette vision concerne tous les objets qui nous entourent. Et nos chaudières, nos lave-vaisselles, nos réfrigérateurs, dont on voit immédiatement l’intérêt mercantile de la connexion, sont loin d’être les seuls concernés. Tous les fabricants doivent se poser la question d’augmenter leurs produits pour en faire le pilier d’une communauté d’usages capable de fédérer des membres, de devenir un réseau social. Autour d’une table, on parle, on partage des repas, mais on peut aussi jouer ensemble… De belles perspectives en vue, non ? Nos objets courants n’ont pas fini de nous réserver des surprises !

Ces usages nouveaux, liés à la relation commerciale, sont le reflet du changement de vague. Il ne s’agit plus de e-commerce derrière un écran d’ordinateur, mais bien de commerce connecté, que je préfère appeler « commerce augmenté » voire « enchanté ». Nous sommes dans la vraie vie et à la fin du commencement de cette révolution des usages.

Et au travail ?

Là encore, les entreprises ont pris du retard. Le phénomène BYOD (Bring Your Own Device : « Viens avec ton matériel ») en est le reflet. Les collaborateurs, qui sont aussi des citoyens, des clients et des consommateurs, ont pris des habitudes de communication qu’ils ne peuvent pas exercer au bureau, sous le principal prétexte de sécurité (rappelez-vous la première vague de transformation et le motto sécuritaire des DSI). Paradoxalement, ils préfèrent les outils qu’ils ont l’habitude d’utiliser dans leur vie de tous les jours, avec leurs enfants et leur famille, aux intranets compliqués et mal conçus, aux réseaux sociaux d’entreprises fermés qui sont plus destinés à recevoir des messages qu’à les partager. Cette situation favorise l’émergence de plateformes réputées comme Slack ou Facebook @Work dont le succès est la démonstration de leur agilité et de leur nécessité.

Là encore, tout est à inventer afin d’optimiser notre performance opérationnelle et nous faire gagner du temps en réduisant la part de communication inutile. Je pense en particulier au mail qui, sous prétexte de simplicité d’usage, génère une infobésité professionnelle que tout le monde subit. Il faut sans doute un certain courage pour proposer d’interdire les mails internes comme Thierry Breton a tenté de le faire chez Atos en 2012 en proposant un outil de réseau social interne (BlueKiwi). Si cela n’a pas été un succès, c’est certainement que le sujet concerne plus l’usage que la mise à disposition d’un outil. J’ai la conviction que l’accompagnement de la transformation ne porte pas sur ce dernier mais bien sur un changement profond des mentalités (je reviendrai sur ce sujet au cours du dernier chapitre dans lequel je détaille les pistes d’accompagnement pour faire face à ces mutations).

Une fois de plus, pour adopter le bon état d’esprit, il convient d’exercer sa curiosité, d’écouter et de parler avec ceux qui ont essayé des solutions. Sur ce sujet des collaborations internes, nous avons un champion en France : Schneider Electric. Une entreprise n’est pas grand-chose sans les experts qui la composent. Pour en avoir discuté avec celui qui pilote le partage de la connaissance, Louis-Pierre Guillaume, je suis aujourd’hui convaincu que le knowledge management est le pilier de ces mutations. L’entreprise se doit d’être la caisse de résonance de ses expertises.

Les outils de communication ne sont pas les seuls à intervenir dans cette mutation de nos usages en entreprise. J’ai en tête la listening table du New York Times (NYT). Il y a six ans, en 2010, alors que tous les médias se lamentaient de leur perte d’audience et donc de leurs revenus publicitaires, l’actionnaire du New York Times a pris une décision essentielle : investir en mettant un codeur derrière chaque journaliste. Cinq ans plus tard, le NYT a créé un nouveau modèle d’organisation en multipliant par dix ses sources de revenus dans lesquelles la publicité ne compte que pour une part infime (moins de 4%). Le journal a su développer des compétences technologiques que tous les médias doivent lui envier. En plaçant une équipe constituée d’un UX manager et d’un codeur derrière chaque équipe éditoriale, il remet en question l’optimisation des pratiques des journalistes grâce au soutien de la technologie. Le New York Times aurait pu se contenter de créer un pôle digital en demandant à des experts techno de penser leurs usages à la place des journalistes. En revanche, coller un expert derrière un praticien, c’est le mettre en conversation directe et permanente avec les usages afin de les augmenter.

Le laboratoire du NYT (constitué de tous les UX managers et de tous les codeurs qui accompagnent les équipes éditoriales) a mis sur pied la listening table, la table de conférence de rédaction. Cette table prend en note tout ce qui se dit grâce à un micro multi directionnel. Parce qu’elle identifie les personnes présentes autour de la table via leur badge équipé d’une puce RFID, elle attribue chaque propos à son auteur qu’elle retranscrit et rend accessible sur une plateforme. C’est en participant à ces comités de rédaction et à travers leurs nombreuses conversations avec les journalistes que cette équipe chargée d’augmenter leur expérience a identifié l’usage différenciant : faire gagner du temps aux journalistes en leur donnant accès seulement au propos dont ils ont besoin. La surface de la table est tactile : chaque fois qu’un propos intéresse un des participants, ce dernier pose sa main sur la table et exerce une pression, la table crée un marqueur qui prend en compte la conversation trente secondes avant l’appui et le range dans le compartiment de la personne concernée. La combinaison de la maîtrise de la technologie et de l’analyse de l’expérience utilisateur est la recette avec laquelle proposer des fonctionnalités transcendant les usages. Voilà pourquoi mettre une équipe orientée usage derrière les journalistes est vertueux. Et c’est certainement vrai pour toutes les activités.

Je vous laisse imaginer les services que pourrait rendre une listening table de Comex pour les comptes rendus, les traductions simultanées, les documentations, les annotations et plus encore. J’ajouterais volontiers deux fonctionnalités : un timer pour partager officiellement les temps de parole, mais surtout pour mesurer le coût immédiat du temps passé en réunion, et un brouilleur d’onde afin de contribuer à l’attention de chacun. Il ne s’agit pas de technologie, mais bien d’une optimisation du comportement. Autour de la listening table du NYTlabs, on vient avec sa tête, sa concentration, ses mains, et c’est tout !

À travers ces exemples, nous avons seulement abordé les outils de bureaux. Je vous laisse imaginer comment augmenter les fonctionnalités dans les ateliers de production. Je crois que vous avez en avez une idée : cela passe par les robots et leurs capacités infatigables…, Sur les chantiers, on voit aussi émerger des exosquelettes pour soulager les travailleurs de force. Chez Colas, une des fonctions les plus pénibles est la pose de bitume sur des petites parcelles. L’exosquelette soulage l’opérateur qui tire alors le bitume sans force tout en étant protégé de la chaleur. Un exosquelette pour porter des sacs de ciment de 50 kg comme une plume ? Nous devrions les voir bientôt chez les leaders de ces activités…

Ces quelques exemples devraient vous avoir convaincu que la transformation des usages ne fait que commencer.

D’ici quelques années, le smartphone risque de ne plus être l’objet incontournable qu’il est actuellement. La nomophobie (la peur de perdre son smartphone) nous guette, mais la disparition prochaine de sa cause devrait nous en guérir !

Il y a de fortes chances en effet que notre prochaine télécommande soit une paire de lunettes. Non pas la Google glass des années 2012 qui ne faisait qu’ajouter une information à notre réalité sans vraiment l’augmenter. Je parle ici des lunettes que nous préparent Magic Leap et Microsoft. Des lunettes qui vont mixer notre réalité en lui superposant des informations et, plus encore, des univers entiers. Magic-Leap, dans ses descriptifs de brevet, invente des ergonomies totalement nouvelles. Nous agiterons nos doigts devant nos yeux pour ouvrir un monde, les claquerons pour lancer de la musique, notre main deviendra un track pad, et tourner un doigt autour de sa paume fera apparaître au bout de chaque doigt une multitude de propositions. Nos usages, nos marques préférées seront littéralement nichées au creux de nos mains. Magic-Leap8 a déjà imaginé l’usage que nous pourrions avoir de ces inventions pour enchanter nos déambulations dans un hypermarché, modifier l’environnement de nos maisons, accompagner nos parcours professionnels. Cette société a également pensé le rôle de la réalité virtuelle pour un chirurgien ou pour un ouvrier des travaux publics. Pour les découvrir, il suffit de lancer une requête dans Google : « images brevet magic-leap » Je ne pense pas me tromper en pensant que Rony Abovitz, le CEO de Magic Leap, risque de compter parmi nos nouveaux mentors.

Que va-t-on faire de ce nouvel environnement ? La question est sensiblement la même que lorsque nous nous sommes retrouvés avec un iPad entre les mains. Pendant quelques semaines nous avons été désemparés, puis les usages se sont imposés d’eux-mêmes naturellement. Je n’ai aucun doute sur notre capacité à nous approprier cette nouvelle donne. Les publics, eux, sont à fond : ils trouvent ça cool ! Ils sont les premiers à vouloir participer à cette révolution des usages. Les gagnants seront ceux qui sauront les embarquer avec confiance.

J’ai l’impression que le dix-huitième aphorisme du Cluetrain manifesto se fait le parfait écho de l’état d’esprit avec lequel il faut aborder ce sujet : « Les entreprises qui ne comprennent pas que leurs marchés sont désormais constitués de réseaux, plus intelligents et très impliqués dans un dialogue, passent à côté de leur meilleure chance. » Les patrons sont passés à côté de la conversation, car ils ne se sentaient pas directement concernés. Il est encore temps de ne pas passer à côté de celle des usages. La prise de conscience de la nécessité de s’emparer du sujet est en train de faire son chemin. Le nombre d’articles sur le sujet dans Les Échos, Le Monde ou Le Figaro éco augmente sans cesse et contribue à cette phase de sensibilisation.

BFM est devenue la radio puis la TV de cet écosystème de l’économie française. Le Petit Journal de Canal+ s’en amusait d’ailleurs avec talent. Lors du dernier BFM Awards qui s’est tenu au Théâtre des Champs-Élysée en novembre 2015, j’attendais de pouvoir entrer quand j’ai été interpellé par le journaliste du Petit Journal qui souhaitait une première impression de ma part : « parce que vous êtes le seul vieux à ne pas avoir de cravate. » Certes, je ne suis plus d’une première jeunesse, mais de là à me faire traiter de vieux… Bref, tout ça pour dire que l’assemblée était costumée et cravatée comme il se doit quand on fait partie de l’élite des dirigeants invitée par la télévision qui les écoute tout au long de l’année. Huit récompenses ont été remises au cours de cette cérémonie. Pendant une heure, cet aréopage gris et cravaté n’a vu monter sur scène que de jeunes chevelus, en tee-shirt et jeans, brandissant l’innovation et l’agilité comme facteur de leur succès. Une seule exception : Pierre-André de Chalandar qui venait fêter avec ses pairs les 350 ans de Saint-Gobain. Cela ne doit pas être facile pour tous ces patrons de se sentir rassurés alors que tout contribue à les culpabiliser de ne pas être de la fête. On leur parle d’accélérer leur transformation alors qu’ils n’ont pas commencé à bouger. En traitant le sujet de la transformation de l’économie uniquement sous l’angle de l’innovation, des start-ups et des licornes9, les journalistes contribuent à diffuser ce climat de méfiance.

Pour ne pas être le dernier, pour ne pas se voir reprocher une absence de stratégie digitale (ce qui, entre nous, ne veut rien dire), pour montrer qu’ils sont dans l’action, les dirigeants mettent le paquet sur les sujets dont tous les médias se font l’écho : l’innovation et le recrutement d’un CDO. Des sujets qui risquent de leur donner de la visibilité auprès de leurs parties prenantes : c’est-à-dire précisément ce qu’il ne faut pas faire ! L’innovation est une petite partie de la réponse, et un CDO ne sert à rien si la gouvernance de l’entreprise ne comprend pas le sujet.

Si la conversation est entre les mains des directions de la communication (qui commencent à s’en occuper), la révolution des usages, celle qui impacte le chiffre d’affaires, la marge et le modèle de création de valeurs de tous les secteurs de l’économie, est de la responsabilité collégiale des Comex et autres Codir. Il s’agit maintenant pour eux de sortir de cette intuition digitale satisfaisante et paresseuse et de construire une vision collective et engager la véritable démarche. Le premier pas consiste à comprendre ce qui se passe précisément, bien au-delà du seul angle proposé par les médias. Comprendre le sujet en profondeur est indispensablepour bâtir des convictions partagées. L’enjeu n’est pas seulement de garder la maîtrise de cette révolution des usages, mais de se préparer pour la vague suivante, celle de la data et de l’intelligence artificielle. Cette dernière vague risque d’être encore plus structurante que les trois premières.

La quatrième vague : data et intelligence artificielle.

Les médias parlent beaucoup de la data, et même du Big Data (au masculin, avec des majuscules). En fait, la data n’est qu’un des trois piliers de l’intelligence artificielle aux côtés de la créativité algorithmique et de la puissance de calcul.

Pour moi, cette quatrième vague a débuté le 6 juin 2013, date des révélations d’Edward Snowden. Date à laquelle les publics ont pris conscience de la valeur réelle de leurs datas. En réalité, dès 2003, la data est à l’origine des modèles de création de valeur par plusieurs nouveaux acteurs. Depuis sa création, Google a formalisé cette conviction en mettant à notre disposition sa suite d’outils gratuits qui nous sont devenus indispensables. Le géant mondial de Mountain View a vite compris l’intérêt de la data dans la gestion de la relation. Data qui est considérée comme le carburant de la nouvelle économie.

Avant 2013, nous étions tous ravis de profiter gratuitement des services de Google, que nous utilisions avec une naïveté consentie. Nous étions ravis de disposer de Gmail avec 1Go de stockage gratuit dès 2004, quand les autres faisaient payer cette mise à disposition, de profiter gratuitement, également en 2004, de Google Maps puis du guidage offert (avec le petit bouton bleu qui scintille comme dans les scènes de poursuite de James Bond), de la traduction offerte même si elle n’est pas parfaite, de livres accessibles (je me souviens d’avoir relu Les trois mousquetaires grâce à Google), d’un navigateur performant (Chrome), etc. Tout cela en échange d’un don invisible et indolore : celui de nos données personnelles.

Le plus gros fournisseur de data utile pour Google reste encore le moteur de recherche. Nos requêtes sont des sources infinies d’informations personnelles et statistiques. Ces données viennent nourrir le fabuleux trésor que représente l’open data. Qui sait avant tout le monde que vous êtes enceinte ? Qui sait que vous allez changez de voiture, d’appartement où de conjoint ? Google, bien entendu. C’est en effet à lui que vous confiez vos questions et vos angoisses. La firme américaine a d’ailleurs théorisé ce moment où vous lui avouez tout : elle l’appelle le ZEMOT, ZEro MOment of Truth. Le premier moment de vérité ! Google ne cesse jamais d’apprendre à utiliser la data en croisant nos données personnelles avec les données anonymes et massives de tous ses utilisateurs. Avec GoogleNow, je reçois sur mon mobile ce type de message : « Jérôme, il est temps que tu partes pour ton prochain rendez-vous si tu veux arriver à l’heure, il y a des embouteillages sur le trajet. »

Amazon a aussi compris très tôt la valeur de la data. De mon point de vue, c’est un des seuls acteurs à ce jour, et depuis quelques années déjà, qui se serve de nos data avec talent et justesse. Par justesse, j’entends une certaine retenue des notifications, moins intrusives et mieux personnalisées que la majorité auxquelles nous sommes confrontés aujourd’hui. Je suis toujours surpris par la qualité de leurs suggestions et surtout par leur à-propos. De fait, cela fait dix ans qu’Amazon développe et améliore jour après jour son filtrage collaboratif, pour le rendre encore plus précis et plus intuitif. Facebook, de son côté, a bâti tout son modèle sur nos données et sur sa capacité à filtrer nos profils pour proposer les espaces publicitaires les plus pointus. Toute cette accumulation de data ne date pas de 2013, mais c’est à cette date que nous commençons à sortir de notre innocence. Nous commençons à comprendre l’adage qui caractérise le fonctionnement des modèles fondés sur la gratuité : « Quand c’est gratuit, c’est toi le produit. »

Et si nous entamions notre prise de pouvoir sur le sujet ? Cette prise de pouvoir passe d’abord par une étape de prise de conscience. L’étape suivante, demain sans doute, concernera notre participation à la conversation sur la valeur de ces data et sur la valeur de notre don, quand il sera utilisé par l’intelligence artificielle.

Nous sommes clairement au début du commencement de cette quatrième vague de transformation. Dans la seconde vague (la conversation) et la troisième vague (les usages), ce sont les publics qui se sont emparés du sujet. Mais ce n’est plus le cas pour cette quatrième vague. Ceux qui maîtrisent le sujet sont les opérateurs de services qui sont à la manœuvre et qui façonnent cette mutation en silence. C’est d’ailleurs la teneur récente des propos de quelques personnalités fort compétentes en la matière : Stephen Hawking, Bill Gates, Elon Musk (le patron de Tesla), ou encore Jack Ma (le patron d’Alibaba) s’étonnent tous que l’opinion publique mondiale ne se préoccupe pas plus de l’intelligence artificielle, ne s’interroge pas plus sur son éthique. Ce sujet risque de nous rattraper dans les dix années à venir. Mais n’allons pas trop vite et revenons à la data…

De quoi parle-t-on lorsqu’on évoque la data ? Le terme regroupe toutes les informations que nous donnons consciemment, ou pas, à tous les opérateurs de services qui jonchent nos parcours de vie. Auparavant, ce don d’informations personnelles se limitait à nos ordinateurs. Nous naviguions, et nos cheminements alimentaient des cookies (petits logiciels qui engrangent toutes les informations pour le compte des opérateurs que nous sollicitons). Leur nom vient des Magic Cookies, ces petits biscuits qui de temps en temps contenaient une pièce en or qui faisait la fortune de celui qui l’avait croqué. Entre nous, j’ai du mal à imaginer la valeur des cookies d’un ordinateur domestique utilisé par plusieurs membres d’une même famille pour des activités variées allant des courses aux jeux en passant par diverses consultations de comptes bancaires et autres conversations sur des réseaux sociaux… Les informations ainsi récoltées n’étant pas facilement exploitables. Pourtant, les publicitaires ont commencé à nous profiler à partir de données très hétérogènes, ce qui explique la faible efficacité de leurs ciblages. Depuis, nos ordinateurs sont devenus portables et, surtout, nos mobiles ultra-personnels. L’acquisition de données en a profité et a amélioré la précision des ciblages, mais c’est surtout la quantité des données qui a considérablement augmenté.

Savez-vous combien il y a de capteurs dans un téléphone mobile ? Plus de onze : GPS, Accéléromètre et gyroscope (capteur de mouvement), magnétomètre (boussole), capteur de luminosité, capteur de proximité (distance des objets), lentille et capteur d’images, capteur d’empreinte, baromètre et altimètre, mais aussi pour les plus sophistiqués, un cardiofréquencemètre, le calcul de l’oxymétrie (oxygène dans le sang), la conductance cutanée (transpiration du corps), thermomètre… : tous ces capteurs génèrent de la data en permanence. Et nous nous équipons de plus en plus de capteurs mobiles comme les bracelets, les montres, les chaussures, les vêtements techniques, etc. On parle de « wearabale devices ». Ces capteurs portables sont encore assez gros, mais leur taille commence à diminuer : il existe déjà des tatouages intégrant une puce RFID reliée à un smartphone qui mesure la température du corps, le rythme cardiaque et beaucoup d’autres données de santé.

Certaines puces sont si minuscules qu’il est aujourd’hui possible de s’en faire implanter une entre le pouce et l’index, dans cette partie un peu molle de la main. Cette puce déverrouille la porte de votre voiture et de votre maison, vous dispense de vos mots de passe sur votre ordinateur, pilote votre caddy électrique au golf, etc. Ce n’est pas de la science-fiction : en juin dernier, à Paris, dans le cadre de Futur en Seine, une implant party a eu lieu. Guillaume Grallet, journaliste du Point, en a fait l’expérience pendant une semaine. Il la raconte dans un article daté du 27 juin 201510.

Dans votre portefeuille, nous avons déjà des outils qui génèrent beaucoup de data passionnantes : nos cartes de paiement. Notre maison (smart-home) nos villes (smart-city) et nos routes vont aussi progressivement s’équiper de capteurs qui vont générer de la data en permanence. Nous produisons tous les dix jours autant de data que depuis que la data est collectée. Vous avez bien lu : nous doublons la quantité de data collectée tous les dix jours !

Mais ce n’est pas encore suffisant pour nourrir les besoins de l’intelligence artificielle, qui prétend être aussi rapide que le cerveau de l’homme, et le remplacer dans les tâches nécessitant des processus mentaux de haut niveau. Si la data est en effet le carburant, il lui manque encore le moteur. L’intelligence artificielle est un triptyque constitué d’une quantité conséquente de données, d’une puissance phénoménale de calcul et des algorithmes qui en assurent le traitement. Nous en sommes aux balbutiements, cette phase d’apprentissage du traitement de la data se caractérise encore par des ratés.

Un des métiers qui va souffrir le plus de l’arrivée des nouveaux acteurs, je dirais même d’un seul nouvel acteur, est sans aucun doute la publicité. Google a détruit le modèle de la vente massive d’espace publicitaire en changeant le paradigme de base : il ne s’agit plus d’être vu mais bien d’être trouvé. Et Google a siphonné le chiffre d’affaires des agences avec la vente de ses mots clés. Résultat : le modèle de financement des médias par la publicité se réduit comme une peau de chagrin. En réaction, les publicitaires ont imaginé retrouver la performance de leur approche en utilisant les data de leurs publics pour cibler beaucoup plus précisément leur message. La promesse est belle ! Retargetting, Real time bidding… toutes ces techniques d’analyse de nos données en temps réel pour mettre nos profils aux enchères aboutissent à un ciblage tellement pauvre qu’il en devient intrusif. Cet usage abusif de nos data a eu pour effet de nous rendre méfiants. En novembre 2015, un chiffre circule : 35 % des utilisateurs d’internet se seraient équipé d’AdBlocker, ces petits logiciels qui bloquent toutes les publicités en ligne.

C’est que nous en sommes bien encore aux balbutiements de cette intelligence artificielle (IA), qualifiée ici de « faible » en opposition à la « forte » dont nous parlerons plus loin. Quelques acteurs, conscients de l’impact de ce sujet, ont pris de l’avance et commencent à disposer de la volumétrie de data afin d’en faire un outil intelligent grâce à une puissance de calcul suffisante et à la créativité algorithmique pour articuler l’ensemble. Par exemple : IBM avec Watson qui va vraisemblablement s’imposer dans de nouvelles formes de moteurs de recherche beaucoup plus intelligents et plus intuitifs, capables d’analyser la valeur de l’information en fonction de celui qui la consulte ; ou Amazon qui, en s’appuyant sur la quantité massive de data générée par son modèle de vente, dépose des brevets de prédiction d’achat qui rapprochent au plus prêt les produits que vous avez achetés (voire avant que vous les commandiez !) et en optimisent la vitesse de livraison ; ou Google dont le service Google Now agrège à la fois les données personnelles (mail, calendrier, contact) et les données disponibles (météo, trafic, info) pour proposer un service de conciergerie de plus en plus efficace.

Dans le secteur de l’automobile, Tesla et Google prennent de l’avance sur le pilotage automatique de leurs véhicules. Après un million de kilomètres parcourus par ses voitures autonomes, Google annonce avoir subi cinq accidents, dont aucun en tort ! Moins spectaculaire, mais sans doute très efficace, la SNCF fait de cette analyse de la data en temps réel un pilier de l’amélioration de sa performance opérationnelle : elle a équipé 50 000 collaborateurs en bord de lignes de tablettes capables de récupérer et d’analyser en temps réel toutes les données diffusées par les millions de capteurs installés le long des voies du réseau ferré.

Les nouvelles frontières de l’intelligence artificielle faible commencent à se dessiner aussi autour de la voix. Alexa, la voix d’Amazon Echo, est la première représentation d’un modèle d’accompagnement intelligent par une machine, comme Siri d’Apple ou Cortana pour Microsoft qui ne cessent de s’améliorer. En mai 2016, lors de sa conférence des développeurs I/O 2016, Sundar Pichai, le président de Google, a présenté Google Home, le nouvel assistant personnel intelligent pilotable à la voix. Tous les acteurs importants sont déjà présents sur ce créneau prometteur.

Après la voix, l’œil. Très rapidement, nous devrions découvrir des expériences autour de la réalité virtuelle et du jeu grâce à de nouveaux modèles intelligents qui contribueront à rendre notre expérience unique. Lors de F8, la conférence des développeurs de Facebook d’avril 2016, Mark Zuckerberg a utilisé l’expression « réalité mixée » (#MixedReality) pour qualifier ces nouveaux modèles. Pour finir, l’intelligence artificielle faible devrait se mettre au service de la simplification de nos usages technologiques. Rand Hindi, le fondateur de Snips, acteur très influent sur le sujet, a évoqué dans une conférence TEDxParis en décembre 2015 un axe probable pour l’intelligence artificielle faible : faire disparaître les frictions engendrées par notre relation avec les objets. Il propose de mettre l’IA au service de notre tranquillité en créant une conversation intelligente entre tous nos objets, au service de nos usages et de notre satisfaction et qui se déroulerait sans nous. Je vous avoue que je trouve cette piste est assez jubilatoire !

Pour autant, ne soyons pas naïfs, ce sont sans doute les systèmes de renseignements et d’armements qui sont les plus en pointe sur le sujet, bien que nous n’en soyons encore qu’à l’étape qualifiée d’intelligence artificielle faible. Pour deux bonnes raisons : la créativité des algorithmes et la puissance de calcul, qui composent les deux autres éléments du triptyque, ne sont pas encore à la hauteur. En ce qui concerne la puissance de calcul, nous commençons tout juste à développer les technologies qui devraient atteindre une vitesse suffisante pour rivaliser avec l’intelligence humaine. Le 23 janvier 2016, Google et la Nasa ont fait l’acquisition, ensemble, d’un ordinateur quantique, le D-Wave2X, dont on dit qu’il est cent millions de fois plus rapide que le plus rapide de nos PC actuels : il est capable de calculer en une seconde ce que votre machine mettrait dix mille ans à faire. Pour le moment, il s’agit encore d’apprendre à se servir de ces ordinateurs quantiques. Cela explique que le troisième pilier, la créativité algorithmique, soit elle aussi en phase d’apprentissage dans l’exploitation de cette nouvelle puissance de calcul bientôt à sa disposition. Les mathématiciens vont voir leur créativité s’enrichir au contact de la quantité de data et du potentiel de calcul. Ils s’amusent aujourd’hui avec la finance ou les paris sportifs (beaucoup d’entre eux sont en effet recrutés par les bookmakers) ? Leur prochain terrain de jeu devrait vite s’élargir à l’intelligence de tous nos usages.

Nous entrons donc dans l’ère de l’intelligence artificielle, et nous ne sommes qu’au début de l’IA faible. Or, dès demain matin, celle-ci va cannibaliser nos emplois (rappelez-vous l’étude de l’université d’Oxford sur la disparition des métiers en cols blancs citée page 31 de ce livre) Les emplois à base de tâches répétitives qui ne demandent pas une analyse complexe (perception du contexte, organisation de la donnée, raisonnement critique) verront leurs tâches mieux réalisées par une machine pilotée par un algorithme adapté. Cette question ne peut pas être ignorée par les chefs d’entreprise. Nous ne connaissons sans doute pas encore la nature des emplois de 2025, qui risquent fort d’être très différents de ceux d’aujourd’hui, mais nous nous doutons que l’accompagnement de cette transition risque aussi de prendre dix ans… Il est urgent de commencer à créer un environnement pour faciliter cette prise de conscience et construire un nouvel état d’esprit. Bernard Steigler rapporte le commentaire d’un de ses élèves en mathématiques à qui il demandait de reproduire une tâche : « Pour toute tâche répétitive que vous me demandez, je m’attache systématiquement à imaginer le dispositif intelligent qui pourra s’en charger. »

En ce qui concerne l’intelligence artificielle forte, c’est la date de 2035 qui revient souvent. Par forte, on sous-entend la capacité des machines à atteindre le point de singularité technologique correspondant à ce moment où leurs capacités seront équivalentes à celle du cerveau humain, c’est-à-dire capables d’intelligence mais aussi de conscience. L’IA forte est par principe autonome aussi bien dans l’apprentissage que dans la décision. On parle alors de « Machine Learning », de l’apprentissage automatique et autonome des machines. Dotées d’une mémoire holistique et organisée, elles pourront tout à fait développer un sens critique. Et 2035, c’est dans vingt ans ! Vingt ans : la même distance qui nous sépare de 1995, date de l’arrivée d’internet en France. Le silence qui entoure ce sujet est étonnant…

Google est le seul à explorer le sujet avec les moyens nécessaires : puissance de calcul (comme nous l’avons vu précédemment), ressources (avec l’Université de la Singularité) et volonté des deux fondateurs, Larry Page et Sergueï Brin. Ce dernier dirige X (ex GoogleX), le laboratoire de l’innovation de rupture d’Alphabet (la holding de Google), essentiellement orienté autour de l’intelligence artificielle. De son côté, Larry Page, très soucieux de son immortalité, a confié en 2012 l’ingénierie de la recherche de Google à Raymond Kurzweil connu pour ses positions transhumanistes11. Kurzweil est le cofondateur et président de l’Université de la Singularité, lieu de recherche et d’incubation des technologies destinées à augmenter l’homme pour garder la maîtrise de la machine. Quelques-unes des solutions envisagées passent par des implants intracérébraux ou par l’eugénisme inquiétant du QI, comme le raconte très bien Laurent Alexandre dans sa conférence TEDxParis en 201212. Aussi la question se pose-t-elle dès maintenant : laisse-t-on Google traiter seul de l’IA ? A minima, notre rôle de citoyen est de parcourir ce champ et d’en définir les contours…

Maintenant, il ne s’agit pas de céder à l’inquiétude. Les vagues de la conversation et des usages sont clairement pilotées par les publics utilisateurs, qui n’attendaient que cela et ont puisé leur prise de pouvoir dans leur légitimité d’utilisateurs. J’ai cependant l’impression que si nous n’y prenons garde, celle de la data risque de passer aux mains des machines. Si nous n’en sommes qu’au début, tout s’accélère, et les conditions d’accès et de maîtrise du sujet ne sont pas aussi familières que celles des vagues précédentes.

Et voilà ! Quatre vagues successives et concomitantes, comme si la transformation prenait l’aspect d’une tranche napolitaine. J’imagine que nous ne nous arrêterons pas là mais, étant un praticien et non un théoricien, je ne suis pas en mesure de faire plus de prospective sur le sujet.

Je remarque néanmoins que ces révolutions se sont installées parce que le terrain était libre et en friche. Persuadées de la puissance et de la justesse de leurs modèles, les entreprises historiques n’ont pas vu leurs publics s’emparer de la conversation et de leurs usages en masse. Elles ont ignoré les conversations engagées avec les mots et les images. Elles sont passées à côté de l’opportunité d’apprendre, de se tromper et d’affiner leurs compétences sur ce sujet. En laissant ce terrain en friche, elles ont, elles-mêmes, offert aux start-ups d’explorer différentes voies pour venir attaquer leurs propres marchés et s’emparer de leurs clients. On appelle ça « l’ubérisation » de l’économie.

Attention, l’impact de tous ces nouveaux usages sur les activités historiques n’est pas monolithique. Décrypter en finesse l’ubérisation aide à comprendre les différentes formes d’attaques afin d’identifier les différents protocoles de réponses.

C’est ce que je vous propose dans le chapitre suivant. Thierry Bembaron et François de Mellon, mes deux associés chez ICP, et moi-même avons construit une grille de lecture de l’ubérisation que nous avons partagée dans un livre blanc intitulé Le décodeur de la transition numérique13. Cet exercice de décodage a pour but d’aider les Comex à analyser leur exposition et leurs risques, à identifier leurs priorités et à formaliser une vision pour engager leur démarche de transformation et la gouverner en toute conscience.

1 «Asymmetric Digital Subscriber Line ». Vous me direz : « Cela ne me renseigne pas beaucoup plus ! » Et vous aurez raison…

2 L’IETF (Internet Engineering Task Force) est l’un des trois piliers de la gouvernance d’internet. Ce groupe informel international et ouvert à tout individu participe à l’élaboration des standards d’internet.

3 Par exemple, en 2000, Laurent Alexandre et Claude Malhuret créent Doctissimo qui connaîtra un succès incroyable.

4 Dominique Wolton, Informer n’est pas communiquer, CNRS, 2009

5 Jeff Bezos crée Amazon en 1994.

6 Laure Belot, La déconnexion des élites, les arènes, 2015

7 Radio Frequency IDentification: technologie d’identification automatique qui utilise le rayonnement radiofréquence pour identifier les objets porteurs d’étiquettes lorsqu’ils passent à proximité d’un interrogateur.

8 Magic Leap a été financé par Google à hauteur de 60% du capital en mars 2015. Alibaba, Amazon et quelques investisseurs notoires de la Silicon Valley ont abondé en décembre 2015 avec un apport de plus de 1 milliards de dollars.

9 Licorne : start-up capitalisée à plus de 1milliard de dollars.

10 Le Point, 27 juin 2015. Voir la vidéo sur medium.com/patrons-n-ayez-pas-peur

11 Le transhumanisme est un mouvement culturel et intellectuel international prônant l’usage des sciences et des techniques afin d’améliorer les caractéristiques physiques et mentales des êtres humains.

12 Voir la vidéo sur medium.com/patrons-n-ayez-pas-peur

13 Accessible en ligne sur le site d’ICP Consulting. Il est régulièrement mis à jour.

3. Ubérisation, une grille de lecture

Ubérisation ! Ce concept médiatisé par Maurice Levy, CEO de Publicis, en décembre 2014 dans un article du Financial Times1 est un marqueur intéressant, parce qu’il a très certainement contribué à accélérer la prise de conscience, auprès des acteurs économiques, du phénomène de cannibalisation de leurs activités. Il a surtout donné l’occasion aux médias d’installer un storytelling efficace et manichéen : d’un coté, les bons, les entreprises historiques attachées à leur modèle et à leurs acquis, qui défendent leur position par une démarche réglementaire plutôt rigide ; et de l’autre, les méchants, les barbares, les flibustiers du digital qui s’attaquent sournoisement aux activités réglementées sans beaucoup de scrupules. Simple et lisible. Du miel pour les médias ! Ubérisation a été le buzzword de l’année 2015… Mais finalement, ce terme a plus contribué à installer un sentiment d’inquiétude qu’à développer une pédagogie du phénomène : ce raccourci médiatique ne contribue pas à expliquer une réalité plus complexe ni n’aide vraiment les plus concernés à faire la part des choses entre les différentes manières de se faire ubériser et les protocoles d’actions adaptées aux transformations qui s’imposent. Parce que se faire ubériser, ce n’est pas seulement voir de nouveaux usages déferler sur son métier : c’est bien plus profond.

Se faire ubériser, c’est subir de nouveaux modèles de création de valeur qui impliquent de nombreux acteurs. Les médias ont oublié que les deux arbitres de ces joutes restent, d’un côté, le client, l’usager, le citoyen qui fait ou défait ces usages par l’activation ou l’abandon de leurs applications, et de l’autre, le financier qui justifie des capitalisations astronomiques et licornesques. Les deux s’appuyant à la fois sur la loi de Metcalfe (« La valeur d’un usage est proportionnelle au carré du nombre de ses membres »)2 et sur la diminution drastique des coûts de transaction. En effet, quand vous utilisez Uber, Airbnb ou Vente-privee.com, toutes les démarches se déroulent via une plateforme qui efface les intermédiaires et simplifie les étapes. Il n’y a plus personne au bout du fil pour prendre la commande, traiter un courrier, recevoir un client, plus personne pour assurer le contrôle du paiement, plus personne pour garantir le reporting auprès de tous les acteurs. La plateforme prend tout en charge parce que les clients sont en confiance et lui ont remis tous leurs éléments d’identification. Ultime preuve de confiance : ils lui ont même transmis les codes de leur carte de paiement. Ces plateformes ont gommé la transaction et installé des marqueurs de confiance (tout au long du parcours) qui vont jusqu’à la notation réciproque des acteurs.

Dans la grille de décodage de l’ubérisation d’ICP, nous avons identifié trois types d’attaques :

• celle qui passe par l’intermédiation de la relation client,

• celle qui génère la création de services nouveaux et complémentaires à la périphérie des métiers historiques, et qu’on appelle « Over The Top » (OTT),

• celle qui touche directement le cœur de métier (CoreBusiness).

Examinons chaque type d’attaque en détail.

L’intermédiation

Je commence par l’attaque la plus courante : de nouveaux acteurs s’immiscent entre vos clients et vous. Ils leur offrent d’augmenter le service que vous proposez déjà et de le faire avec plus de simplicité et plus de fluidité. En un mot, ces nouveaux intermédiaires enchantent le service et l’expérience qui l’accompagne. Le premier levier utilisé est la comparaison simple : comparer des produits, des prix, des services. La démarche est neutre et factuelle. Elle est surtout devenue extrêmement usuelle depuis que nous avons accès à l’ensemble des informations sur internet. Cela correspond à une pratique maintenant naturelle de la part de tous les clients qui ont pris l’habitude de s’informer et de comparer avant de se décider.

Effectivement pour être en mesure de se défendre, il aurait fallu que les marques s’organisent entre elles pour rendre ce même service ensemble. Mais cela ne fait vraiment pas partie de la culture marketing des années 1980. Penser autrement crée de l’incertitude et les marchés ont horreur de l’incertitude. Et puis comparer n’a pas d’impact direct et significatif sur le chiffre d’affaires et sur la marge. Cela n’est donc pas une priorité pour des acteurs historiques accrochés à leur modèle de valeur. En fait, ces nouveaux usages ne font que fluidifier et simplifier l’échange d’information, la création de valeur autour de ce dernier ne fait pas partie des préoccupations des entreprises… Elles ont donc été les premières à se faire cannibaliser. Malheureusement, la perte de cette relation n’est pas immédiatement apparue comme un avènement désastreux. Elles n’ont pas vu que cette intermédiation les transformait en simples fournisseurs.

Certains intermédiaires ont cependant poussé le bouchon plus loin. Ils sont même devenus des négociants en prenant en charge la totalité de la démarche : information exhaustive, gestion de la transaction et de son suivi. Ils ont ainsi capté une partie de la marge : dans le premier cas, le comparateur se rémunère sur l’audience publicitaire et sur les contacts apportés (affiliation) ; dans le deuxième, celui qui assure le service reçoit légitimement une partie de la rémunération. Dans cette deuxième version de l’intermédiation, le produit vendu ou le service rendu n’est plus qu’une commodité, et celui qui s’en charge devient un simple fournisseur, comme tous les autres. Dans les deux cas, la perte du contact avec le client, puis celle de la relation et celle de la confiance sont effectives. Comme je le précisais dans le chapitre précédent, dans un contexte où le nombre de sollicitations est en constante augmentation, « perdre le contact » avec un utilisateur est un désastre. Je vous propose d’illustrer ce propos par quelques exemples…

Un des premiers secteurs à avoir été touché par l’intermédiation est celui du tourisme et de l’hôtellerie. Dans ce secteur, il existe depuis longtemps des intermédiaires simples comme Expedia qui, d’un côté, comparent les offres et, de l’autre, garantissent une mise en relation. Ces intermédiaires fleurissent parce que la technologie est de moins en moins sophistiquée : ils s’appellent Liligo, Edream, Kayak et surtout, le premier d’entre eux, Google, qui donne des réponses spécifiques par catégories (pour les vols, par exemple, Google propose Google Flight,). Leboncoin.fr est aussi un intermédiaire incontournable de tous les échanges entre particuliers ou avec des professionnels. Il est même devenu leader de la vente de voitures, dépassant La Centrale, et de l’immobilier en surpassant Seloger.com voire les acteurs historiques Century 21, Orpi et Laforêt. Sur les offres d’emploi, Leboncoin.fr est même passé devant les Job-Board Monster et Keljob et largement devant le site de Pôle emploi. Le secteur de la banque-assurance voit également poindre des intermédiaires : Meilleurstaux, Lesfurets et autres Lynx comparent tous les offres existantes (les plus anciens sont parvenus à se faire racheter).

Dans le domaine de la mobilité, des acteurs incontournables comme la RATP se sont également fait piller leur modèle. Aujourd’hui, l’appli Citymaper est largement préférée à celle de la RATP. Comment une institution aussi installée et légitime que cette vénérable maison a-t-elle pu laisser passer l’opportunité d’enrichir une relation quasiment captive avec les millions de personnes qu’elle transporte chaque jour ? C’est simplement à cause d’un manque de maturité sur les attentes et les usages de ses utilisateurs. Le passage du statut d’usager à celui de client est-il encore trop frais pour envisager de les traiter comme des membres ? D’ailleurs, le fait d’abandonner la production de sa première application mobile à un acteur tiers (qui en a assuré seul le financement) est un signe…

La restauration a aussi son intermédiaire avec Lafourchette.com : cette plateforme est devenue l’acteur incontournable d’un secteur en souffrance parce qu’elle a su développer à la fois une offre de service de réservation très fluide et une suite logicielle destinée aux restaurants membres de son réseau pour leur assurer une qualité de service nouvelle et attendue par leur clientèle. Comme Uber, Lafourchette a construit sa plateforme en faisant attention à tous ses clients, restaurateurs et convives.

Pour finir, impossible de ne pas citer Google, l’intermédiaire par excellence. C’est lui qui a façonné notre appétit pour l’information et pour la comparaison et qui nous a donné le moyen de l’assouvir (mais comment faisions-nous avant ?). Nous lui posons cent milliards de questions par mois. C’est Google qui a transformé notre modèle d’accès à l’information et qui en a défini les standards. Standards repris par les deux seuls concurrents qu’il a au monde : Baidu en Chine (où Google n’a que 2,5% de part de marché) et Yandex en Russie (où Google a des difficultés à s’implanter).

La simplification technologique a fait apparaître de nouveaux intermédiaires que je qualifierais également de « négociants ». Ils ont compris l’intérêt de prolonger le service pour se rémunérer sur la transaction plutôt que sur le simple apport de contacts. À ce titre, le meilleur exemple est Booking.com. Créé en 1996, Booking.com commence par proposer un service destiné aux hommes d’affaires pour qu’ils y commentent leurs voyages et leurs hôtels. Constatant le succès, les hôteliers partenaires ouvrent progressivement leur système de réservation à la plateforme jusqu’à spécifiquement garantir la disponibilité de chambres pour les utilisateurs de Booking.com. Il s’agit bien d’un intermédiaire qui s’est progressivement construit une place incontournable auprès des clients comme des hôteliers. Fort de cette légitimité, la plateforme a élargi son service à tous les secteurs du tourisme et est vite devenue vitale pour le secteur. D’une part, elle promet aux utilisateurs de ne pas se tromper et de profiter du meilleur prix, et de l’autre, elle garantit aux hôteliers les réservations dont ils ont besoin. Booking.com et les autres OTA (Online Travel Agency) assuraient encore récemment 15% des réservations du groupe Accor et plus de 70% du taux de remplissage des hôtels indépendants contre une part de leur marge pouvant aller jusqu’à 25%.

Le business de la musique a été parmi les premiers touchés par les nouvelles formes d’intermédiation : d’abord par le piratage puis par les modèles de micropaiement qu’Apple a introduits le premier avec son logiciel iTunes. Ensuite, le streaming, accompagné par une nouvelle qualité de réseau, a provoqué l’arrivée de nouveaux standards d’intermédiation dont celui de Spotify et de Deezer. Ces deux acteurs, là encore sans aucun actif, sont devenus incontournables grâce à la nature de l’usage qu’ils proposent. Mais ils ont le défaut de reproduire le modèle que les majors avaient installé et captent à leur tour une part importante de la marge qui devrait revenir aux musiciens. Ces marchés qui reposent sur le streaming, plus mûrs que les autres parce qu’ayant subi cette intermédiation depuis plus longtemps, sont sans doute moteurs dans la définition de la prochaine génération de solutions intermédiaires. Prenons l’exemple de Tidal, la plateforme créée aux États-Unis par Jay-Z avec quarante-cinq artistes stars. Ayant décidé de reprendre en mains leur modèle économique et refusé de se faire intermédier, ils ont racheté la plateforme scandinave Aspiro (une copie suédoise de Spotify) puis ont décrété que le succès de Tidal reposerait sur l’exclusivité des contenus de leurs musiciens partenaires. Sur le fond, je suis sûr qu’ils ont raison parce qu’ils se sont engagés dans une voie de désintermédiation qui repose sur la qualité et sur l’exclusivité des contenus et des offres directement accessibles par les publics. Entretemps, Apple Music, qui a du mal à trouver son modèle face au succès de Spotify et Deezer (sans doute parce qu’Apple s’y prend trop tard…) et ne tient pas à se faire exclure du marché par une nouvelle forme de désintermédiation, a décidé de racheter Tidal (en juillet 2016). Je pense que c’est dommage car Tidal montre la voie : personne mieux qu’un artiste n’est légitime à assurer sa propre intermédiation.

Par exemple, la technologie de la blockchain3, risque de donner raison aux artistes en leur évitant de passer par un intermédiaire de distribution mais en les laissant collecter eux-même la manne financière générée par leur propre marché. Avec la blockchain, le client paiera directement l’artiste qui à son tour rémunérera ses partenaires. Encore une disruption forte à venir…

Chaque jour, de nouvelles applications et de nouvelles plateformes s’appuyant sur cette logique assez simple, se créent dans tous les secteurs d’activités. La grande distribution voit ainsi arriver ses intermédiaires : par exemple, FidMe qui collecte et croise les systèmes de fidélisation de toutes les enseignes à la place de ceux qui les proposent. Cette intermédiation, en plus de capter une relation fidèle, est une incroyable source d’information dont la valeur intrinsèque n’est plus à démontrer. Elle serait susceptible de prendre en plus le contrôle du traitement de ces programmes de fidélité, à l’image de point.com qui gérait ceux des groupes hôteliers et des compagnies aériennes dans les années 2000. Avec point.com, les clients mutualisaient leurs miles entre leurs programmes des groupes hôteliers et ceux des compagnies aériennes et échangeaient leurs points hôtels en miles avion. Sheraton avait même imaginé à l’époque un concierge en ligne dont la fonction était essentiellement d’inciter les clients Sheraton dans les forums de discussion à ne pas brûler leurs points ailleurs. Cette mutualisation a couté tellement cher aux groupes hôteliers qu’ils y ont mis le holà, et Point.com n’existe plus. Aujourd’hui, les distributeurs ne sont pas à l’abri de ce risque : pourquoi un client ne pourrait-il pas échanger ses points FNAC contre des points Sephora sur une plateforme à qui il aurait délégué la gestion de ses programmes de fidélité en toute confiance ?

Ce sujet de l’intermédiation ne concerne pas que des usages de consommation grand public. Même le B-to-B est concerné. Dans le BTP des intermédiaires commencent à se manifester parmi lesquels Dispatcher-pro qui assure en toute fluidité et sur mobile la totalité de la logistique d’un chantier : approvisionnement, location de matériel, tableau de pilotage des données d’utilisation… Ou encore, sur la région lyonnaise, Bétondirect, première offre de vente en ligne de béton et mortier frais dans des conditions de services que les marques historiques ont oublié de rendre.

J’ai gardé le sujet de l’intermédiation ultime pour la fin. Il ne s’agit plus de capter la relation mais bien de la vendre à un concurrent. Vous voulez changer de prestataire en eau, gaz, électricité, internet, mobile, banque-assurance ? Un nouvel intermédiaire vous conforte dans votre choix avec des outils de comparaison adaptés et vous accompagne dans votre décision en prenant tout en charge : il s’appelle Jechange.fr et se fait rémunérer par celui que vous aurez choisi. Et tout ça en ligne. On peut imaginer qu’il risque de connaître un certain succès…

Il est intéressant de regarder la nature des réponses que les acteurs historiques de ces secteurs touchés avant les autres proposent désormais. Sébastien Bazin, le président d’Accor, a ouvert sa plateforme propriétaire Hotelaccor.com à d’autres hôtels afin d’étendre le périmètre de choix des visiteurs : le groupe tente ainsi de redevenir son propre intermédiaire en assurant un service plus large aux clients d’Accor soucieux de la qualité de la prestation comme aux partenaires hôteliers en leur garantissant un service haut de gamme et un partage des données avec une commission moins importante. Une réponse judicieuse et adaptée, mais une démarche d’intermédiation très tardive…

Le secteur de l’immobilier lui, a décidé de réagir avant que la situation ne devienne irréversible. L’essentiel des recherches se fait maintenant sur quelques sites : Leboncoin.fr, Seloger.com ou encore Logic-immo.com… En revanche, les leaders du marché du neuf sont une exception à part entière, car ils ont su préserver l’attractivité de leurs sites au prix d’intenses investissements marketing. L’ensemble des acteurs de la profession se sont mis d’accord pour reprendre en main leur intermédiation en concevant ensemble un site unique qui répond aux exigences croissantes des utilisateurs : Bien-ici.com. L’accès est simple, la cartographie fonctionne en 3D, les fonctionnalités sont utiles et l’information diffusée est de qualité : par exemple, pour chaque offre, le futur propriétaire trouve les écoles, les commerces et même les restaurants et les bars à proximité de son futur logement. C’est ce qu’on appelle « enchanter l’expérience utilisateur ». Cette approche est assez exemplaire parce qu’il me semble que c’est la première fois qu’un secteur entier mette d’accord tous ses acteurs pour proposer une solution de ce type.

Comment se fait-il que le secteur de la banque ne se soit pas posé immédiatement la même question en découvrant Linxo ou Bankin’, ces nouveaux agrégateurs de comptes pour clients multibancarisés que nous sommes tous ? Ces services répondent aux attentes de simplification que nous sommes légitimes à exiger et que les banques ne se sentent pas de rendre. Elles évoluent dans un contexte de concurrence exacerbée, dictée par des fondamentaux du marketing datant des années 1980 et qui ne fonctionne plus. Pendant dix ans, elles ont entrepris de dématérialiser la relation sans doute autant dans un souci de modernité que de réduction des coûts, menant ces démarches tambour battant sous la pression de leurs clients pour qui la consultation des comptes était un des premiers usages en ligne. Mais elles n’ont pas su lire les exigences de services qui nécessitaient de réinventer les règles du marketing. Moyennant quoi, les intermédiaires qui sont en train de capter la confiance sont les plus légitimes à proposer de nouveaux usages avec d’autres fournisseurs. Les services des banques de détails deviendraient-il à leur tour des commodités ? Cela avait débuté par la déshumanisation de la relation et s’est poursuivi par la dégradation de la confiance : nous le verrons plus loin dans le décryptage des attaques sur le core business.

Cela dit, la reprise en main de son intermédiation n’est pas un exercice facile… Déjà, peut-on être son propre intermédiaire ? Prenons ce premier exemple : faut-il considérer Quiestlemoinscher.com comme un outil de désintermédiation utile aux clients de la grande distribution ou comme un outil de communication pour Leclerc ? L’important soutien publicitaire de la démarche laisserait penser que la désintermédiation n’était pas la première préoccupation du distributeur. Les marques ont affaire à des publics très informés et plus intelligents. Les consommateurs ne sont pas dupes. Il est compliqué d’être juge et partie dans la conduite de la désintermédiation.

Autre exemple : quand Veolia lance l’application Homefriend destinée aux propriétaires de maison individuelle sensibles à leur niveau de consommation, l’entreprise étend immédiatement le service à tous les consommables, pas seulement l’eau, mais aussi le gaz et l’électricité. L’application repose sur deux actions : vérifier ses consommations par rapport à son voisinage et récupérer les données auprès de ses différents prestataires en eau et en énergie, ce qui ne pose aucun problème à partir du moment où le client y a accès. Ici, Homefriend ne se pose pas en intermédiaire de ses concurrents mais en marque blanche. Il est d’ailleurs vraisemblable que si Veolia ne l’avait pas fait, un flibustier se serait positionné. Mais on peut aussi imaginer que Veolia invite tous les acteurs concernés (c’est-à-dire ses concurrents directs et indirects) à intégrer sa plateforme afin d’améliorer ensemble les usages ainsi que l’expérience et rendre à leurs clients le service qu’ils attendent. Ce raisonnement semble assez difficile à entendre, mais s’ils ne le font pas, quelqu’un le fera pour eux. Et sans eux.

Le meilleur moyen de ne pas subir d’intermédiation, c’est effectivement d’assurer le service attendu et de ne pas laisser la place libre. C’est ce que la SNCF a compris très tôt en créant voyages-sncf.com. Quelle serait la situation de la compagnie nationale si, en 2000, elle avait laissé la place vide à des Expedia et autres intermédiaires ? Ils n’auraient probablement pas eu l’autorisation de vendre des billets, mais ils se seraient sans doute installés en interlocuteurs privilégiés du voyage avec des services incontournables. Certes, la situation de monopole de vente de billets jusqu’en 2009 a permis à la SNCF d’apprendre au cours de ces neuf années. Par la qualité de ses propositions, elle a installé une relation forte qui fait toujours aujourd’hui de voyages-sncf.com la première agence de voyages en France. Suite à l’ouverture du monopole de la vente de billet de train sur décision de l’autorité de la concurrence en 2009, Captain Train est arrivé sur le marché. Voyages-Sncf.com résiste aux propositions de ce nouvel acteur malgré son expérience utilisateur innovante, mais je suis convaincu que la SNCF avance plus vite dans l’amélioration permanente de sa plateforme avec en face d’elle un concurrent comme Captain Train.

En résumé, le meilleur exemple d’ubérisation par l’intermédiation est sans doute booking.com, sachant qu’aucun secteur n’est protégé. Quand les clients souffrent en silence d’une qualité de service et d’une expérience d’utilisation médiocre, il y a la place pour une intermédiation.

Over The Top — OTT

La deuxième forme d’ubérisation à laquelle tous les secteurs économiques sont confrontés aujourd’hui repose sur la création de nouveaux services à la périphérie des activités historiques : ils n’existeraient pas si vous n’existiez pas. Ces nouvelles applications s’appuient sur les technologies disponibles pour augmenter les usages liés à vos activités. Nous les avons appelées « Over The Top » (OTT). Elles sont souvent emblématiques et médiatisées parce qu’elles utilisent les dernières technologies et créent des expériences innovantes.

Je pense à Shazam, par exemple. Avec cette application, on peut savoir en un clic sur son mobile quelle musique on écoute. Cette incroyable fonction donne accès immédiatement à un extrait de la musique en question et renvoie désormais sur toutes les applications d’écoute en streaming. Qui aurait été légitime à proposer ce service en 2000 ? Les majors, Apple ? Encore fallait-il qu’elles aient identifié une attente de leurs utilisateurs… Tripadvisor est aussi un bon exemple. Cette application est devenue la référence en matière de rating à partir des commentaires et des notations des internautes. Il fallait à la fois, dès 2000, miser sur l’envie des publics de donner leur avis et leur donner les moyens de le faire simplement tout en maîtrisant la technologie pour gérer des commentaires en masse.

La création de nouveaux services à la périphérie des activités historiques concerne de fait tous les secteurs. Dans le secteur de la mobilité, on trouve ZenPark grâce à qui on loue sa place de parking quand elle n’est pas utilisée, Click & Boat pour louer son bateau s’il n’y a personne à bord, Drivy pour louer sa voiture personnelle, tandis que Coyote et Waze misent, eux, sur la confiance entre conducteurs (les éclaireurs) pour faire de la route un espace plus sûr. En finance, parmi les nouveaux modèles,le Crowdfunding généraliste démarre fort, avec Kickstarter, KissKissBankBank ou Ulule qui génèrent des engouements incroyables et révèlent à la fois le talent des créateurs et l’envie des publics de participer à ce nouvel esprit d’entreprise. Dommage que les banques ne l’aient pas compris plus tôt… Au fond, personne n’était plus légitime qu’elles pour porter ce type de proposition. Il en va de même pour les outils de cagnotte comme Leetchi ou LePotCommun, les modèles de prêt alternatif comme Lending Club, les offres de refinancement de prêt étudiant avec SoFi. La créativité des FinTech n’est plus à démontrer et elle échappe largement aujourd’hui à la sphère bancaire. L’immobilier, que nous avons déjà évoqué, voit également fleurir des modèles de communautés de voisins comme Nextdoor, aux États Unis, désormais en France. Mon p’tit voisinage prend en charge tout ce qui concerne les sujets légitimes de la proximité : syndic de copropriété, gestion des réclamations, organisation des livraisons sur le dernier kilomètre. L’application CityLity, elle, met en relation chaque citoyen avec sa communauté de proximité, immeuble, voisins, quartier, ville, et gère pour chacun tous les types de relation, réclamation, réparation, échange de service, partage de produit (de la tondeuse à la voiture). Dans la distribution, apparaissent aussi des services à la marge (OTT). Par exemple Mobeye qui transforme les clients d’une marque en force commerciale capable de faire l’état des lieux de sa présence en linéaire à un instant T.

Bref, aucun secteur n’est à l’abri de découvrir que ses publics sont en attente des services que la technologie permet d’imaginer et de réaliser. Et comme ces technologies évoluent très vite et que l’imagination humaine est sans limite, cette démarche d’amélioration devient permanente.

Plus en profondeur, de nouveaux usages bouleversent aussi les pratiques du bâtiment et des travaux publics. Qu’il s’agisse du BIM4 (Building Information Modeling), de la réalité virtuelle ou de l’imprimante 3D béton, ces trois technologies créent déjà de nouveaux usages. Au salon Batimat de novembre 2015, j’ai fait l’expérience d’une visite virtuelle conjointe d’un appartement qui n’existe qu’en format numérique : nous étions deux dans la même pièce mais nous n’étions pas côte à côte dans la réalité. Imaginez votre architecte à Paris et vous à Bordeaux, vous parcourez ensemble une maquette numérique et décidez de pousser virtuellement un mur pour voir l’effet de ce déplacement. La maquette numérique adapte les plans en temps réel et l’imprimante 3D béton appliquera automatiquement votre décision… Autre usage spectaculaire et tout autant pragmatique puisqu’il s’agit de l’entretien d’un bâtiment : l’ensemble des données techniques est intégré à la maquette numérique grâce au BIM, qui identifie tous les passages des tuyauteries. Fini de creuser indéfiniment à la recherche d’une canalisation perdue ! Imaginez les autres applications possibles ! Cette nouvelle technologie devrait même être effective très rapidement, chaque état membre de l’Union européenne devant transposer une directive à ce sujet dans son droit national avant le 18 avril 20165.

En résumé, le meilleur exemple d’uberisation OTT, c’est Shazam : une fonctionnalité développée à la périphérie de son activité. Cette forme de cannibalisation est la plus complexe à maîtriser, mais elle est celle qui a le moins d’impact sur le modèle de valeur. C’est aussi la plus spectaculaire parce qu’elle fait appel à des innovations souvent étonnantes. Limiter sa vision de la transformation à l’innovation technologique est cependant réducteur, l’innovation n’étant qu’une partie de la réponse, mais sans doute pas la seule : attention à ne pas se leurrer.

Core Business

Après l’intermédiation et les OTT, nous avons appelé ce troisième angle d’attaque « Core Business ». Les acteurs de cette catégorie rendent le même service que le vôtre mais autrement. C’est sans doute cette troisième et dernière façon de se faire uberiser qui a le plus d’impact sur le moral des équipes dirigeantes parce que les conséquences sont lisibles directement et rapidement dans le compte d’exploitation.

En général, le modèle appliqué par les nouveaux acteurs mise sur l’identification d’une amélioration conséquente de l’usage et sur une expérience utilisateur simplifiée. Ils partent souvent de l’analyse d’une douleur des publics : en général, il n’est pas question d’investir dans des actifs nécessaire pour rendre le service mais d’imaginer une forme alternative d’accès à ce service en tentant d’en réduire les coûts de transaction voire tenter de les faire disparaitre. La promesse est donc: « Le même service, mais autrement (et moins cher). » Et en effet, la start-up emblématique de cette catégorie est Uber. Elle met en scène trois atouts : un service parfait avec une expérience unique, une absorption de tous les coûts de transaction et… aucun actif.

Pour la petite histoire, voici comment l’idée d’Uber serait née. En décembre 2008, les trois fondateurs, Travis Kalanick, Garrett Camp et Oscar Salazar arrivent à Roissy pour assister à la conférence LeWeb pour le compte de StumbleUpon, la plateforme de recommandation pour laquelle ils travaillent. Pendant tout leur séjour, ils rencontrent beaucoup de difficultés à se déplacer. Ils constatent que le problème des taxis à Paris est le même qu’à San Francisco : manque de disponibilité et d’amabilité. Ils en concluent que le sujet est potentiellement international. Ils imaginent alors un service différent, avec la qualité et l’expérience utilisateur qu’ils souhaiteraient avoir. Parce que leur modèle ne s’appuie pas sur une logique d’actifs, ils imaginent que leurs partenaires en charge d’assurer le service seront des acteurs autonomes dont la tâche sera simplifiée par la plateforme.

La qualité de service concerne les deux intervenants, qu’il s’agisse du chauffeur qui trouve une opportunité de travail dans des conditions plus accessibles que celle du chauffeur de taxi (licence, réglementation, employeur) ou de l’utilisateur qui bénéficie d’une expérience sans aucune commune mesure avec celle du taxi parisien. Je pense que nous savons tous de quoi je parle ici… Sans oublier la quasi-suppression des coûts de transaction et l’absence d’intermédiaire (pas de commande par téléphone ni de gestion des échanges lors du paiement de la course). Et pour finir, un investissement qui se limite à l’outil final de production du service : la plateforme. La martingale tient aussi à la responsabilisation de toutes les parties prenantes : le client s’engage lors de son inscription en partageant le code de sa carte bancaire, au moment de la gestion de sa commande grâce à la maîtrise en temps réel de ses paramètres et à la fin de l’échange en notant la prestation de son chauffeur ; le chauffeur assure une qualité de service irréprochable assistée par la plateforme et note à son tour le client qu’il vient de transporter ; et la plateforme soutient la prestation par la qualité des échanges dans l’instant et dans le temps. Cette organisation fonctionne parce que les trois parties sont co-responsables. Il n’y a pas d’employé mais des membres d’un même club !

Si on passe les champions de cette catégorie (AirBnB, BlaBlaCar, Lauchequiditoui…) au filtre de ces quelques critères, on constate qu’il se passe la même chose à chaque fois. On part d’un usage connu mais mal satisfait pour aller vers une nouvelle expérience utilisateur qu’accompagnent la suppression des coûts de transaction et la responsabilisation des participants. La source de ces succès (rapides, en ce qui concerne ces intervenants) s’éclaire sous un angle nouveau : pour les entreprises qui vendent un bien matériel, le danger est de ne devenir qu’une commodité, de n’être que le fournisseur de celui qui détient la relation, le prestataire des plateformes qui auront su rendre l’accès meilleur avec une expérience différente. Il est clair que la période hystérique de création des usages va finir par s’apaiser, l’étape suivante qui, elle, n’a pas de fin, sera consacrée à la recherche de l’expérience idéale.

Dernier secteur pour illustrer cette forme d’uberisation : la banque. Ce secteur travaille depuis de nombreuses années à la dématérialisation de la relation à travers la mise en place d’interfaces, qui s’améliorent constamment depuis plus de dix ans. Mais si elles optimisent l’accessibilité à leurs services, elles n’ont pas cessé de déshumaniser la relation. Pendant ce temps, de nouveaux acteurs ont travaillé cette relation différemment, en traitant les usages attendus par les publics. Un compte simple à ouvrir, sans frais, avec des moyens de paiement gratuits et très flexibles ? C’est le Compte-Nickel, que l’on ouvre chez un buraliste avec une pièce d’identité et vingt euros de frais (250 000 comptes ouverts à mi 2016). Revolut ou Number26 mettent à disposition des moyens de paiement immédiats et gratuits. Sur le terrain de la déshumanisation, ces acteurs sont allés encore plus loin que les banques traditionnelles, mais avec une qualité de service que ces dernières n’ont pas encore atteint : liberté, accessibilité, souplesse, frais réduits. L’arrivée d’acteurs comme Orange Banque montre que la confiance se construit sur d’autres valeurs que celles qui animent la vision stratégique des banques. Par ailleurs, la blockchain est un nouvel intervenant dans la construction de la gestion de la confiance. Si ce système remplace à moindre coût le rôle des intermédiaires de confiance et si les banques perdent la relation de conseil après avoir totalement déshumanisé leurs liens avec leurs clients, que va-t-il leur rester comme périmètre légitime ? Je ne peux pas m’empêcher d’être inquiet pour elles…

Pour en finir avec cette troisième forme d’ubérisation sur le Core Business, dont les deux meilleurs exemples de plateformes restent Uber et Airbnb, il me semble qu’elle ne se fera sans doute plus par la découverte de nouveaux usages, mais bien par la simplification de ces derniers, par l’enchantement de l’expérience vécue et par la diminution des coûts de transaction.

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Cette grille de lecture, assez inédite, confirme qu’il y a bien différentes formes d’uberisation et autant de protocoles de réponse qui y correspondent.

Quand l’attaque concerne l’intermédiation, la réponse appropriée est la vitesse d’exécution et l’adoption du mode start-up afin de de se dégager de toutes les contraintes inhérentes à l’entreprise. Cette démarche lève ainsi tous les freins, réglementaires ou liés aux systèmes d’information, et donne les moyens d’occuper rapidement le terrain avec une réponse adaptée aux usages attendus. On est alors dans un temps très court.

Si l’attaque se fait directement sur le Core Business, il s’agit de diagnostiquer ses processus métiers pour identifier les dysfonctionnements au regard des usages de ses publics et de l’impact des propositions des nouveaux entrants.Le temps est ici long et l’action porte sur le change management.

Enfin, en cas de disruption sur les nouveaux services OTT, la réponse est l’innovation. Open innovation, investissement, R&D, partenariat… : il s’agit de mettre en œuvre rapidement des solutions technologiquement nouvelles au service des usages exigés par ses publics.

1 Maurice Levy aurait en effet été l’un des premiers patrons à prononcer ce néologisme, désormais célèbre et sujet de ce livre…

2 La Loi de Metcalfe est une des bases du calcul de la valorisation des start-up qui construisent leur modèle de valeur sur la récurrence des visites de leurs « membres » et donc de la data générée.

3 La blockchain est une technologie de stockage et de transmission d’informations, transparente, sécurisée, et fonctionnant sans organe central de contrôle. Par extension, une blockchain constitue une base de données qui contient l’historique de tous les échanges effectués entre ses utilisateurs depuis sa création.

4 Le BIM (Building Information Modeling) est un processus de travail collaboratif sur une maquette numérique entre tous les intervenants d’un projet de bâtiment, de sa conception à son exploitation.

5 Directive européenne 2014/24/UE sur la passation des marchés publics votée par le parlement européen le 26 février 2014

4. Onze recettes et astuces pour engager sa transformation

Dans ce dernier chapitre, je vous propose de développer quelques recettes autour de ces protocoles pour accompagner de façon très pragmatique les équipes dirigeantes dans leur engagement à se transformer en fonction des différentes configurations.

Je vous livre également quelques convictions et tactiques personnelles pour mener à bien la transformation de votre activité. La transformation est une démarche radicale qui nécessite une résilience forte, une agilité d’esprit et du rythme.

L’équipe dirigeante avant tout

Recette N°1. Construire une culture collective.

Pour le moment, les conversations digitales des Comex sont menées par des personnes ne partageant pas le même niveau d’information : elles sont donc souvent lacunaires, inintéressantes. Il est urgent de les rendre passionnantes. Déjà, en mettant tout le monde à niveau, en sachant que les écarts peuvent être de taille. Il convient alors de rester très pragmatique, de sortir de la fascination technologique, de mettre des jalons intelligibles, des repères partageables : « Expliquer, expliquer, expliquer ! » disait Sébastien Bazin, CEO d’Accor. Bref, il faut faire régulièrement la pédagogie de cette révolution et de ses avancées.

J’accompagne des patrons et des Comex depuis 2011. Mes décryptages ne résistent pas au temps. Je suis obligé d’enrichir et de mettre à jour mes interventions d’une semaine sur l’autre. Je m’en aperçois particulièrement lorsque j’interviens dans le cadre des Décodeurs de l’éco, sur BFM, dans l’émission de Fabrice Lundy, ou encore d’une année sur l’autre dans mes cours à Sciences Po sur le design des conversations et des usages, car je peux rarement réutiliser les mêmes exemples. Au moment où j’écris ces lignes, Lee Sedol, le champion du monde de go, vient de se faire battre par Alphago, l’IA de Google, la Nasa et Google viennent d’acheter ensemble le premier ordinateur quantique, Facebook annonce la fin des applications et l’avènement des bots1, et Sundar Pichai, le patron de Google, annonce la mort du smartphone. Bref, tout cela bouge tout le temps. Et comme dirait la reine rouge dans Alice aux pays des merveilles : « Sur ce sujet, il va falloir courir pour rester sur place. » Ce contexte de mouvement rapide devrait inciter les équipes à se mettre à jour très régulièrement. Je suggère d’ailleurs à mes clients d’y consacrer systématiquement une heure par Comex. Cette curiosité engagée a pour objectif de faire monter la pression et d’imposer la nécessité de s’y intéresser.

Quand le secteur se fait uberiser, ce n’est pas très compliqué : il faut courir pour ne pas mourir. En revanche, quand on est juste en retard et pas encore sous le feu croisé des nouveaux usages, la nécessité de cette prise de conscience est plus complexe. On est encore souvent en capacité, et le caractère impératif de sa transformation n’est pas évident : il faudrait aussi courir pour rester en avance…

Avec l’équipe d’ICP, nous sommes récemment intervenus chez un logisticien qui, en 2015, a réalisé ses plus beaux résultats depuis qu’il existe. Pourquoi voulez-vous qu’il remette en cause son modèle ? Le Comex, convaincu de la justesse de sa stratégie, n’a simplement pas accepté de voir que la création de valeur de son métier était en train d’être bousculée par une gestion alternative des usages. Les communautés de voisins, par exemple, sont en train de s’emparer de ce sujet en affirmant leur légitimité sur ce fameux dernier kilomètre. La question qui se pose est désormais : « Où est la valeur ? » Ce sont les publics qui vont prendre le pouvoir et qui choisiront la meilleure expérience. Chez Nespresso, le nombre de solutions pour assurer la livraison est passé de deux à sept. Pourquoi ? Parce que les publics veulent avoir le choix. La proposition d’une plage de livraison entre 10 h et 18 h ne sera plus une expérience acceptable. Les acteurs qui seront seulement en mesure d’assurer la partie la plus importante du transport deviendront une commodité pour ceux qui assureront l’expérience de la livraison, de la relation finale. Eh bien, chez ce logisticien, la mission d’accompagnement de la transformation a été jugée inopportune, et la personne qui portait ce message a été remerciée. Un futur Kodak en perspective ?

Alors, comment ne pas être en retard ?

En commençant par accepter l’idée que le monde change et le regarder avec un œil neuf. Ensuite, vérifier que vos partenaires de conseil sont des praticiens assidus du digital. Partager régulièrement des benchmarks et des bonnes pratiques, faire des Learning Expeditions auprès d’entreprises pratiquantes (côte ouest des États-Unis, Shanghai, Israël…). Rencontrer régulièrement des personnes qui vivent ce sujet et y consacrer le temps nécessaire à l’occasion de chacune des rencontres du Comex. Sans oublier d’accélérer l’échange entre les membres de l’équipe dirigeante. Très vite, la mise en place d’un outil de partage des étonnements entre vous se révèlera nécessaire. Cela va tellement vite que le rythme d’une réunion mensuelle devient obsolète.

Clé de succès : le choix de l’équipe qui vous accompagnera est primordial. Pratiquante assidue, pédagogue, ouverte, et patiente : elle devra vous accompagner tout au long de cette démarche. Donnez-lui surtout les moyens de vous empêcher d’y renoncer.

Recette N°2. Après la sensibilisation, le pilotage de la convergence.

Sensibiliser, c’est bien, mais il faut aussi vérifier que l’équipe partage la même compréhension des attentes. C’est la première étape de construction d’une vision collective.

Comment opérer ? Proposez à votre équipe un atelier de convergence digitale pour partager une vision commune des risques, des enjeux, des leviers et pour commencer de fixer ensemble les priorités opérationnelles. Cet exercice se prépare. Les personnes en charge de l’animation de ces ateliers doivent identifier les écarts de sensibilité sur le sujet, la nature des préoccupations de chacun et les ambitions, si elles existent.

Les ateliers de convergence se déroulent en plusieurs temps. L’objectif est d’abord de déplacer le centre de gravité des préoccupations de l’équipe. Ce qui émerge et qui fait sens dans cet exercice, c’est la mise en évidence de l’écart qui existe entre les priorités du Comex et celles de ses publics. Les participants réalisent alors que la transformation digitale a des effets sur des réalités quotidiennes loin du sujet fascinant et un peu simpliste de l’innovation. Elle ne consiste pas à renier ses fondamentaux mais à les aborder sous un autre angle : celui des usages et de l’expérience. C’est en général à cette conclusion que les participants arrivent à l’issue de cette étape. Et cela change tout ! C’est le début de la convergence digitale.

Ensuite, il s’agit d’orienter la convergence vers l’action. Les interviews individuels ont identifié les complexités de mise en œuvre des projets, les freins et l’impact du digital dans leur application. Là encore, l’exercice consiste à se mettre à la place des publics pour déterminer les priorités sous le prisme des actions à mettre en œuvre. Évidemment, les actions prioritaires sont celles que l’entreprise tente de mener à bien avec toutes ses contraintes, ses freins au sein de son environnement. La conclusion est toujours la même : si c’est important pour les clients et que ce n’est pas fait maintenant, quelqu’un va le faire à votre place. Nous sommes en présence d’un risque d’uberisation.

Comment mener à bien un projet rapidement alors qu’on a déjà maintes fois tenté de le faire ? En apprenant à s’extraire de soi-même. En adoptant les méthodologies de ceux qui l’auraient fait à votre place et qui se seraient sans aucun doute affranchis de toutes les contraintes inhérentes à l’organisation et au contexte de l’entreprise. Ce que j’appelle le mode start-up. L’agilité, c’est d’abord accepter l’idée de faire fi des contraintes internes (le SI ne suivra pas, le marketing pense autrement, au nord ce n’est pas comme au sud, etc.). Ensuite, c’est se focaliser sur les usages des publics pour déterminer les vraies contraintes et, enfin, essayer, accepter de se tromper… mais vite !

À l’issue de ce travail, le Comex tranche à la fois sur le projet pilote qui portera les gènes de cette méthodologie de conception et sur la gouvernance spéciale et adaptée de cette étape : qui en sera le sponsor ? Qui sera le porteur du projet ? De quelles ressources dispose ce projet et quel est son rythme ?

Et c’est parti !

Il s’agit d’excuber l’équipe : de la mettre dans les conditions de liberté nécessaires pour piloter ce cheminement. Le porteur du projet sera immergé dans un environnement proche de celui d’une start-up. Il doit être accompagné d’une petite équipe (externe) rompue aux méthodes agiles, que ce soit dans le cadrage ou dans la phase de conception et de prototypage. La qualité de l’équipe agile est une des clés de réussite de la démarche. Ce temps court est un test qui doit être suivi et soutenu par le Comex (cf. la recette N°7) : le but est de faire constater son efficacité et de montrer au reste de l’entreprise l’engagement du management dans la démarche.

Cet exercice est habituellement un tournant dans le fonctionnement des Comex, qu’il s’agisse d’activités en vrai danger (en phase d’uberisation) ou d’entreprises qui entreprennent le sujet avec l’ambition de rattraper leur retard ou de prendre de l’avance.

Recette N°3. Bousculer les habitudes : le shadow Comex.

L’exercice compliqué pour le Comex consiste à accepter cet écart de culture et de pratique. On touche là sans doute un phénomène de génération. Avez-vous mesuré l’âge moyen de votre Comex ? Est-il en osmose avec les pratiques majoritaires de vos publics ? Pour mesurer et réduire cet écart, il existe une pratique assez radicale : monter un shadow Comex, un Comex parallèle, une réplique des fonctions du vrai Comex, constitué de collaborateurs à haut potentiel appartenant à la jeune génération de votre entreprise. Le calcul est simple : retirez vingt ans à l’âge du Comex actuel et vous aurez l’âge moyen de votre Comex de l’ombre. L’objectif de ce dispositif est d’identifier des stratégies alternatives. Sous la responsabilité des ressources humaines, chaque membre du Comex choisit parmi ces hauts potentiels la personne qui sera en charge d’assurer son rôle dans ce cabinet parallèle. Informé de la même façon que le Comex, le cabinet de l’ombre est consulté sur toutes les décisions stratégiques. Il a aussi les moyens de s’informer comme il le souhaite. Il apporte au Comex une vision et des options alternatives. Au final, c’est autant l’option proposée par cette jeune équipe qui est intéressante que la manière d’y arriver, de s’informer. Les Comex apprennent souvent plus de l’approche déductive que de la solution.

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Ces trois premières recettes composent le temps court, le temps de la prise de conscience par la preuve. Ce temps court est nécessaire pour faire bouger les lignes. Il est dédié au Comex et aux équipes dirigeantes et sous leur entière responsabilité. Sans temps court, pas de temps long. Cette première phase pose les fondations d’une transformation effective et globale : il faut avoir écrit la partition de la transition pour la jouer ou la faire jouer.

Le CDO (Chief Digital Officer)

Vous remarquerez que nous n’avons pas encore évoqué la fonction de direction de la transformation digitale, celle du Chief Digital Officer (CDO), l’acronyme à la mode en ce moment. C’est tout simplement parce que cette fonction ne peut pas exister avant que la partition soit écrite.

Recette N°4. Un chef d’orchestre pour conduire la partition.

Nous avons vu dans les idées fausses qu’en l’absence d’une gouvernance claire et sans vision partagée, le CDO est bien seul2 et très inopérant face à cette énorme tâche. Seule la vision engagée d’un Comex est à même d’assoir la légitimité d’un CDO. Pour assumer la conduite de cette partition, ce chef d’orchestre digital a besoin du sponsoring avisé de tous les membres du Comex. C’est à cette seule condition qu’il sera en mesure de formaliser une stratégie, de prioriser les projets, de valider les équipes, de distribuer les moyens, de formaliser la feuille de route et de donner le rythme. Bref, d’en gérer l’interprétation. Je cesse là la métaphore de l’orchestre qui pourrait être filée jusqu’au bout : comme dans un orchestre, chaque activité a son premier violon, le chef d’orchestre est garant de l’harmonie et du style, etc. Il en va de même pour le CDO, et une transformation réussie est une interprétation harmonieuse de tous les instruments de l’entreprise, elle ne peut pas être l’œuvre d’un homme seul, voir d’une équipe isolée même dédiée.

Toutes les activités de l’entreprise seront embarquées dans la démarche avec des rôles spécifiques :

• La direction de la stratégie bien évidemment : c’est elle qui formalisera le déplacement du centre de gravité de l’entreprise, du produit vers l’usage. Il s’agit de reconstruire la logique de création de valeur autour des publics et de leurs usages, de matérialiser l’idée d’entreprise-plateforme, d’interroger le sujet des nouvelles formes d’intermédiation dématérialisée, d’anticiper les effets de l’intelligence artificielle sur l’activité.

• Le marketing lui, modifiera son approche pour mettre l’expérience client au centre de sa réflexion et de ses processus.

• La communication mettra en œuvre la conversation et l’influence.

• L’exploitation repensera les processus à l’aune des usages.

• Le commercial redéfinira son format de relation : un expert disponible en conversation et sans pression.

• Les ressources humaines imagineront l’accompagnement de tous dans cette démarche de transformation profonde.

• Les finances et le réglementaire accompagneront cette révolution par leur créativité.

• Et, enfin, les SI, acteur incontournable, envisageront l’agilité comme mode opératoire.

Tout cela se met en place sous l’œil vigilant et avisé du chef d’orchestre : le CDO.

Mais comment choisir son chef d’orchestre ? J’ai le sentiment qu’il n’y a malheureusement pas de profil type. Doit-il sortir du sérail et maîtriser le métier ? Doit-il être digital native et pratiquer les méthodologies avec lesquels intégrer et piloter l’ensemble dans le rythme qu’impose cette démarche ? Sans doute un peu de tout ça…

La tendance générale aujourd’hui est de chercher son CDO parmi ceux qui maîtrisent les systèmes d’informations. J’ai plutôt la conviction que ce n’est pas le meilleur héritage pour un CDO. Certes, il doit être légitime pour cette partie de la structure sans laquelle la transformation ne peut pas se faire. Mais cela fait maintenant vingt ans que les directions des systèmes d’information auraient dû comprendre cette révolution et l’accompagner avec plus de souplesse et d’écoute. Étrangement, il y a très peu de DSI qui soient devenus les pilotes de l’avion, des présidents. Si, j’en vois un : le président du premier groupe de communication français, Maurice Levy. Les DSI avaient pourtant tout en main pour prendre en charge cette révolution, les éléments de la vision et, surtout, les budgets. Pourquoi ne l’ont ils pas fait ? Sans doute à cause de leur culture d’ingénieur, celle du projet fini avec une forme de rigueur qui confinerait à la raideur. Et puis le mantra robustesse et sécurité est probablement peu compatible avec une démarche de transformation. Les SI ont besoin de concevoir des systèmes robustes et sécurisés : doivent-ils systématiser la posture et la démarche à toutes les situations ? Quelle part donnent-ils à la possibilité de se tromper ? Peuvent-ils avancer avec agilité en adoptant cette posture ? Si les premières méthodes agiles ont été imaginées par les SI, ils n’ont d’agile sans doute que le nom : l’agilité, c’est la capacité à essayer, à tester et à se tromper rapidement pour pivoter sans délai, en toute objectivité et en toute conscience.

Donc, s’il ne vient pas des SI, le CDO doit pourtant être celui qui fera le lien avec cette direction des systèmes d’information, une activité essentielle dans le processus. Il l’accompagnera dans le changement de posture indispensable au bon déroulement d’une transformation harmonieuse. Il est avant tout un facilitateur. On sait aujourd’hui que l’embarquement au plus tôt des SI dans les projets de mutation est la condition préalable au succès.

Je vois deux critères pour aider à définir le profil d’un CDO : l’urgence et la réglementation. Si votre secteur est uberisé par des acteurs qui grignotent votre marge, la vitesse d’exécution impose de se doter d’un profil proche de celui de ses attaquants afin d’aller se battre sur le même terrain avec les mêmes armes et les mêmes méthodologies. Si votre secteur est très réglementé (banque, assurance, santé), le CDO doit en contrôler les arcanes pour gagner du temps, pour augmenter rapidement sa légitimité et pour ne pas faire d’erreur d’interprétation dans les solutions envisagées. Ce qui qualifie un CDO, c’est sa compréhension des modèles émergents de création de valeur et sa sensibilité aux méthodologies alternatives, agiles et participatives.

Voilà une bonne chose de faite ! La vision et les priorités de votre transformation sont partagées par la gouvernance, et vous avez trouvé votre CDO. Vous êtes maintenant prêt(e) à engager la transformation. Et pour bien faire, il faudrait mener de front tous les sujets sur trois terrains de jeux : l’expérience client (ex-relation client), l’optimisation de la performance opérationnelle et le mieux travailler avec le digital.

C’est au CDO de raconter l’histoire et de la mettre en musique, d’expliquer la stratégie de transformation, ses terrains d’application prioritaires, ses effets, son rythme et son principe de fonctionnement. Compte tenu de son impact global, cette stratégie de transformation risque de devenir un véritable projet d’entreprise (sur une échelle de trois à cinq ans).

Une affaire de rythme

Temps long, temps court… Cette transformation doit être menée avec rythme. Je suis convaincu qu’elle se conduit avec la mise en place de méthodologies alternatives construites et testées autour d’échanges agiles. Le temps long concerne la transformation en profondeur des processus pour les resynchroniser avec les usages et les expériences des publics. Le temps court est celui de la vitesse d’exécution, de la vivacité d’appréciation et de la rapidité d’adaptation. Un projet dure dix-huit mois et a le droit de pivoter trois fois, donc de se remettre en question tous les six mois. Ne pas instaurer ce rythme, c’est laisser le tempo des anciennes habitudes reprendre son cours « parce que ça continue de fonctionner quand même ». La transformation de fond se caractérise par une refonte partagée des méthodologies et des processus : la vraie réussite se mesure à l’implication finale de l’écosystème (collaborateur/management/sponsor) dans la définition d’une organisation cible, issue des tentatives de nouvelles démarches. Agilité méthodologique et vitesse d’exécution sont des traits caractéristiques de la transformation. En tout cas ceux qui sont exigés par la logique de plateforme. Regardez la vitesse à laquelle vos applications se mettent à jour pour continuer d’enchanter vos expériences et vos usages. Il doit en être de même pour vos activités.

Recette N°5. Temps court : faire la démonstration par une preuve rapide et tangible.

Lors des étapes précédentes, les acteurs du Comex ont identifié la priorité attendue par leurs publics. Ils ont même défini la gouvernance à mettre en place pour faire rapidement la démonstration que l’entreprise sait se mettre dans une posture différente : la posture de start-up.

La première consigne est simple. Convaincus de la nécessité de répondre à l’usage que vos publics ont identifié, vous décidez de le faire. Parce que vous ne voulez subir aucune contrainte inutile, vous démissionnez de l’entreprise qui vous emploie et qui n’a pas su voir la nécessité de répondre à cet usage. Vous vous lancez dans l’aventure. Vous commencez en dessinant le dispositif de vos rêves. Entre nous, ce n’est ni plus ni moins ce que pensent toutes ces jeunes pousses qui viennent grignoter vos marges. Le temps court de la transformation est une façon de vérifier l’efficacité de cette étape et de démontrer la capacité du Comex à s’engager dans des voies alternatives et innovantes.

Cette étape peut être concomitante avec l’identification et l’embarquement du CDO. En effet, ce dernier n’est pas le pilote de l’approche méthodologique du temps court : c’est le Comex qui reste aux commandes de cette étape. Le temps de la mission, la courte équipe en charge du projet est extraite de l’écosystème de l’entreprise et de ses contraintes. Sortie de son cadre habituel, cette équipe est accompagnée par des professionnels qui connaissent les méthodologies de conception agile du type design thinking ou Lean UX sur le bout des doigts. Avec cette approche, il s’agit d’adopter une démarche rapide (trois mois) résolument orientée usages.

L’étape rapide se déroule en vase clos avec une équipe qui rassemble les compétences définies par la nature même du projet : application designer, UX manager, content designer, chef de projet technique, le manager des ateliers. Tous les participants vont pouvoir confronter leurs idées et les formaliser ensemble. L’équipe passe ainsi très rapidement de l’intention au prototype, qui est ensuite testé auprès des publics concernés (ceux qui ont servi de modèles aux personas3). La synthèse du test sert de base à l’itération suivante pour affiner le prototype qui sera soumis une dernière fois au jugement des futurs utilisateurs. Finalisé, le prototype sera présenté à la gouvernance du projet (le Comex) pour décision : go/no go !

L’étape d’après, tout aussi rapide, consiste à consigner les fonctionnalités détaillées pour lancer la réalisation. Avec ce type de méthode, la conception d’une solution est possible en deux à trois mois. Sa mise en place et son intégration dans les processus de l’entreprise constituent l’étape suivante, quand elle s’intégrera dans la démarche du temps long. Par cette approche, le Comex prouve que l’entreprise est capable d’aborder le sujet de la conception autrement, beaucoup plus vite et en optimisant sa rentabilité.

Clé de succès : une petite équipe multidisciplinaire très opérationnelle qui avance par itération permanente sous la responsabilité d’un manager orienté UX (expérience utilisateur).

Recette N°6. Après l’équipe dirigeante, embarquer les collaborateurs.

Bien évidemment, ce rythme assez nouveau concerne aussi vos publics internes, vos collaborateurs, ceux dont il faut accompagner la transformation. Après les chefs, il faut embarquer progressivement l’ensemble des équipes pour rendre cette transformation efficiente. C’est aux ressources humaines d’organiser le chantier de l’acculturation collective à la fois sur la compréhension partagée de ces révolutions successives et sur l’interprétation stratégique. La stratégie est portée par le CDO à travers le projet de transformation, sa feuille de route et son rythme. Réexpliquer (une fois encore) le contexte et l’histoire de cette révolution, c’est recréer un climat de confiance autour du management sur un sujet qui peut rapidement devenir anxiogène : il s’agit de rassurer par une lecture claire des ambitions, des intentions, des priorités et de l’impact pour chacun.

Ce chantier est prioritaire. Il fait partie intégrante du chantier de transformation. Son traitement est simple : autour d’une ligne éditoriale, qui s’acharnera à remettre la vision et l’ambition de la stratégie de transformation issues des décisions du Comex, il faut raconter, expliquer et décrypter le contexte avec des exemples simples, des bonnes pratiques transposables et accessibles.

À cela s’ajoute un dispositif imaginé qui fait appel à tous les usages de vos publics : des conférences, des interventions régulières en petit comité, au cours de grand-messes ou sur les réseaux internes, des vidéos, des moocs, etc. Idéalement, personne dans l’entreprise ne doit passer à côté du sujet. Et pour que la sollicitation soit entendue, il faut d’abord leur parler d’eux et de leurs préoccupations. Le choix des thématiques et de l’angle éditorial doit être issu d’une écoute active des sujets de préoccupations des collaborateurs. C’est une bonne manière de purger les sujets d’inquiétude en les traitant en fonction de ceux qui les subissent et de leur ordre d’importance. Cela revient à leur dire qu’on les écoute de la bonne façon et qu’on entend leurs douleurs. C’est la technique que nous avons utilisée avec Dominique Wood lorsque je pilotais le digital chez W&Cie dans le cadre de l’accompagnement de la transformation/fusion de la direction générale des impôts et de la comptabilité publique en 2007 avec Éric Woerth et son jeune chef de cabinet Sébastien Proto. Nous avions mis en place une plateforme d’écoute préservant l’anonymat des participants qui leur permettait d’admettre leurs inquiétudes en toute liberté. Je ne connais pas d’autres moyens aujourd’hui pour lever l’angoisse : écouter sincèrement et apporter l’information attendue pour engager une conversation qui se révélera toujours intéressante.

En effet, ces étapes de transformation sont stressantes pour la plupart des collaborateurs. S’ils sont conscients de cette transformation dans leur vie quotidienne, ils sont souvent inquiets de ne pas la vivre au même rythme dans leur entreprise. De ne pas y retrouver plus de fluidité dans leurs échanges et, finalement, plus d’efficacité opérationnelle. Leur anxiété vient du fait qu’ils sont souvent en porte-à-faux entre la maîtrise d’un métier qu’ils ont mis des années à acquérir, un poste qui justifie leur place dans le système, et l’intuition qu’il est maintenant indispensable de changer, de se transformer, de s’adapter à cette révolution. Le risque pour eux est de perdre une forme de légitimité face aux jeunes générations dont ils ont la responsabilité managériale. Pour toutes ces raisons, les collaborateurs ont absolument besoin d’être rassurés.

Clés de succès : « Expliquer, expliquer, expliquer ! » Et ensuite… Faire ! Se tromper. Refaire. Se tromper mieux !

Recette N°7. Temps long : synchroniser vos processus avec les usages.

Quelle que soit l’activité de votre entreprise, la méthode est unique. Votre transformation consiste à resynchroniser vos processus métiers actuels avec les usages de vos publics en activant deux leviers : une agilité méthodologique et une grande vitesse d’exécution. Cette recette s’attaque au sujet de fond de la transformation : partager une méthodologie d’approche des projets qui remette vos publics, leurs usages et leurs expériences d’utilisateurs au cœur de votre réflexion.

Les logiques de persona et de parcours doivent devenir les deux éléments fondateurs dans le référentiel de vos collaborateurs. Le persona illustre par la caricature vos publics (client, citoyen, collaborateur, partie prenante…) dans une situation donnée, confrontés a un besoin précis et, donc, dans un état d’esprit spécifique. Le persona est un archétype qui remet au centre de votre réflexion le besoin, le comportement, la motivation et l’usage associé. Entre nous, le persona est une figure de style, un artifice qui a pour objectif de rappeler que le pouvoir a changé de camp et qu’il faut changer d’approche. C’est un outil pédagogique, une sorte de nouveau réflexe intellectuel.

Qui doit dessiner ces personas ? Cette mission (cadrage) revient aux équipes en charge d’assurer la relation avec les publics. La formalisation se déroule au cours d’ateliers où confronter tous les collaborateurs concernés à un parcours type (une somme de points de contact). Quand la démarche est bien conduite, ces figures emblématiques deviennent un référentiel. Cette étape personas et parcours a essentiellement pour objectif d’identifier les circonstances de contact, d’évaluer la qualité d’attention et de définir les priorités. La cohérence se vérifie dans le rapprochement avec les processus métiers.

Tous les experts du marketing vous diront que leurs publics sont déjà au cœur de leur démarche : cible, profil, insight consommateur sont en effet des concepts proches. Mais il s’agit justement ici d’inverser la séquence. Pour Seth Godin, le pape du marketing digital, « il est plus simple de concevoir un produit pour ses clients que de trouver des clients pour son produit ». Les publics ont pris le pouvoir par leurs usages, il est fondamental d’en tenir compte dans la définition de tous les processus métiers.

Mettre les usages au centre, c’est inclure intimement ses publics dans la conception de leurs usages et de leurs expériences, c’est-à-dire en faire des partenaires. La meilleure façon d’y parvenir est de les consulter, de les impliquer par une confrontation réelle aux usages proposés, et ceci avec fluidité et vitesse. Les nouveaux outils permettent aujourd’hui de tester rapidement et à moindre coût des prototypes et donc de valider la compréhension de leur usage. Attention : on ne teste pas des idées ! Ayant sévi dans le design de produit, je me souviens avoir lu le témoignage d’Henry Ford qui précisait que s’il avait demandé à ses clients comment améliorer leur situation, ils auraient demandé des chevaux plus rapides et sans doute pas la Ford T. Le test n’est pas là pour valider une idée mais bien la compréhension du nouveau parcours et son acceptabilité.

Cette approche méthodologique s’appelle le « Lean UX ». Il est essentiel de se l’approprier progressivement, de l’adapter à ses particularismes et de la déployer auprès du plus grand nombre comme moteur de pilotage des projets. La transformation est affaire de méthode plus que d’organisation, d’engagement des collaborateurs dans une démarche où ils ont la capacité à participer. De mon point de vue, le moteur de cette recette est le POC4 méthodologique.

Clés de succès : persona, parcours, agilité méthodologique et vitesse d’exécution. Pour développer ce souffle nouveau indispensable à la transformation et distiller l’esprit de projet dans toutes les activités, pourquoi ne pas supprimer les fiches de poste de vos collaborateurs ?

Recette N°8. Temps long : l’open innovation.

Cette recette concerne essentiellement la réponse aux attaques technologiques. Celles qui touchent la périphérie de vos usages et de vos services. De nouveaux acteurs interviennent aujourd’hui parce qu’ils maîtrisent suffisamment la technologie pour imaginer des usages et des expériences nouvelles et attendues. Il y a deux approches possibles.

La première consiste à recruter les compétences nécessaires ou à se rapprocher de ceux qui les connaissent. Mais immerger les technologies dans les processus actuels a deux inconvénients. Cela prend trop de temps, et les nouvelles compétences risquent de se dissoudre rapidement dans un environnement peu adapté. Le rouleau compresseur de la culture métiers et du marketing produit et les processus qui leurs sont attachés rendent cette fusion complexe. Et pourtant, c’est possible, certains y sont parvenus : Schneider Electric et sa capacité à mettre en scène ses experts ; Pernod Ricard, malgré des débuts chaotiques, est parvenu à développer une culture de l’innovation qui aujourd’hui trouve ses marques dans toute l’entreprise ; la SNCF teste rapidement depuis 2000 tous les dispositifs qui percent et, grâce à ce long apprentissage, a augmenté sa vitesse d’exécution pour être à la hauteur de tous les attaques. D’autres entreprises, quant à elles, ont échoué alors que leurs terrains étaient extrêmement propices. Je pense par exemple, à Seb ou encore à Somfy qui, après avoir essayé ont asphyxié les initiatives.

Cette phase de temps long sert avant tout à développer une vraie culture de l’innovation en interne afin de créer des attentes : la curiosité comme moteur, la capacité d’étonnement et de partage, la mutualisation des approches, le mode projet comme unique processus. Valorisée au plus haut niveau, elle est présente à chaque réunion de Comex qui ne devrait se dérouler sans consacrer un long temps à cette curiosité et au management de cette démarche. C’est l’ingrédient avec lequel créer pour tous les conditions de l’innovation, mais également les conditions de l’intrapreneuriat sur le long terme. En effet, l’intrapeneuriat ne se décrète pas mais est le résultat de la construction d’un environnement et d’une culture.

La seconde démarche d’open innovation s’apparente à une nouvelle forme de partenariat. Elle est souvent vécue par les entreprises comme une recette rapide pour reprendre la maîtrise de l’innovation technologique. Elle consiste à financer une start-up émergente susceptible de développer de façon autonome les technologies nécessaires à la conception des usages identifiés : c’est s’ubériser soi-même. Aussi, le danger réside dans le principe même de l’incubation lorsqu’est littéralement couvée une équipe et son projet comme on le ferait pour un œuf. L’incubé a souvent la possibilité de casser sa coquille plus vite, mais sa survie doit se faire dans un monde qui n’est pas le sien, dans un environnement de complexité qu’il n’a pas envisagé. La start-up est un coucou dans un nid de rousserole ! Très vite, l’incubé devient un intrus, hors gène, hors ADN, hors culture.

Un grand nombre de start-up ont malheureusement vécu cette mauvaise expérience. Elles n’ont sans doute pas su voir ce que représentait l’investissement direct d’une entreprise dans leur modèle si particulier ni le risque que cela représentait aussi bien au niveau de l’ambition, de la vocation, du métier que des méthodes. Dans ces situations, on assiste la plupart du temps à des conflits de générations voire d’ADN. On sait que l’art de l’association est complexe et qu’il trouve son ciment dans une concordance ou tout du moins dans une compréhension mutuelle des vocations de ceux qui s’engagent. Depuis dix ans, la plupart des cas ont vécu un écart trop important pour rendre ce type d’association viable. On a aussi assisté à des prises de participation majoritaire dans le seul but de faire disparaître un trublion gênant. On pourrait penser que les incubateurs et autres accélérateurs seraient des gardes fous. La réalité est que seul un très petit nombre de start-up font la démonstration de la viabilité de leurs modèles. Les Incubateurs sont des entreprises comme les autres. Elles doivent aussi trouver leur rentabilité. Dès qu’une pépite se distingue, il est urgent de la faire grossir et si un géant propose une prise de participation, les incubateurs ont un peu de mal à résister. La situation est très différente aux États-Unis où la capacité d’investissement dans les start-up est beaucoup plus élevée et où le respect de l’entrepreneur est sincère et solide. Existe-t-il une recette pour un partenariat réussi ? Là encore, je ne suis pas un expert, mais je croise ici quelques modèles évoqués lors d’échanges avec ceux qui les font vivre.

Les digital ventures foisonnent en ce moment. Quelle boîte du CAC 40 n’en a pas ? Il me semble que la recette est claire : financer un fonds autonome dont le périmètre ne vient pas en concurrence avec celui de l’innovation interne et lui faire bénéficier de la puissance des outils de l’entreprise (ses réseaux, ses clients, ses partenaires). Cette logique de fonds d’investissement n’est qu’une pierre de plus à l’édifice de la transformation, mais sans doute pas un pilier en tant que tel. Les digital ventures ne peuvent pas, de mon point de vue, être une première réponse aux risques d’ubérisation. Pierre Louette, en charge de Orange Digital Venture, avançait, lors d’une table ronde à Viva Technology, trois règles pour construire une relation durable avec une start-up : être capable de prendre des risques en sortant de sa zone de confort, faire confiance aux belles idées et, surtout, à la personnalité de celui qui la porte.

Une autre recette consiste sans doute à imaginer une forme de partenariat entre les start-up et un secteur d’activité plus qu’avec une entreprise. L’objectif est d’accélérer l’apprentissage et la maturation de ce secteur dans sa globalité. En effet, la cannibalisation ne touche jamais une seule entreprise mais la totalité de l’activité d’une profession. Pourquoi la réponse devrait-elle être limitée à une seule entreprise ? Je pense ici à la réponse du secteur immobilier avec BienIci.com. Sans oublier une autre initiative pleine de mérite : Impulse-Labs. Cet accélérateur de start-up est dédié au bâtiment, aux infrastructures, à la ville et à l’énergie. Il a été conçu et lancé en 2011 par un jeune ingénieur (X-pont), Thomas Le Diouron, qui connaissait ces secteurs pour les avoir fréquentés pendant dix ans. Il en a conclu que tous avaient besoin de structurer leur démarche d’innovation. Connaissant les limites de l’incubation, il a organisé sa proposition autour de clusters, non pas dédiés à des start-up mais à des sujets relativement larges. Le rôle d’ImpulseLab est double : d’abord, sélectionner les start-ups répondant aux besoins des différents clusters (logement social, construction numérique, bien-être par l’immobilier, etc.), puis les accompagner dans leur développement et dans leur financement. Mais ce n’est pas tout : ce sont les entreprises historiques qui financent les clusters et non des start-up, ce qui fait toute l’originalité d’Impulse Lab où l’on retrouve aujourd’hui à peu près tous les acteurs majeurs du BTP. Quand Thomas raconte l’effet de cette démarche sur la maturation et l’émancipation des équipes dirigeantes, on comprend qu’il s’agit autant de financement que de montée en compétence des partenaires.

Enfin, il faut voir grand. Jean David Chamboredon, le président d’Isai raconte que les entreprises françaises doivent avoir de l’ambition (et des moyens) dans leur engagement auprès des acteurs qui seront les leviers de la transformation et des preuves vivantes de leur vision. Le groupe d’Axel Springer a investi 1 milliard d’euros dans l’acquisition d’activité qui aujourd’hui pèse pour 50% du CA et assure le moteur de la transformation de tout le groupe.

Clés de succès : considérer que la démarche d’innovation (open ou autre) n’est pas une démarche rapide mais une contribution longue à la transformation.

Recette N°9. Préparez-vous à la révolution de la data.

La construction d’une culture collective de la data doit devenir une préoccupation prioritaire au niveau du Comex et des équipes dirigeantes, mais aussi au sein de chaque activité. Le Data Management ne se limite pas à une fonction, mais incarne un état d’esprit. Il me semble que cette denrée intrinsèque à vos activités est l’énergie de tous les usages et de toutes les expériences que vous serez en mesure de proposer demain à vos publics. Sans ce pétrole, vous aurez du mal à être proche et en conversation. Le sujet est donc lui aussi prioritaire.

Comme pour la recette N°1 (Construire une culture collective de la transformation), il convient de construire une culture collective sur le sujet de la data, c’est-à-dire comprendre en finesse de quoi on parle : à la fois où elle se niche (les gisements), comment l’utiliser (intelligence) et comprendre sa régulation (engagement). Là aussi, toutes les activités de l’entreprise sont concernées (marketing opérationnel, communication, ressources humaines, finance, réglementaire, affaires publiques, etc.), chacune devant être en mesure d’informer l’entreprise de l’impact immédiat et à terme de la data sur la conduite de ses missions.

Clés de succès : organiser un Comité Data réunissant les principales activités concernées avec pour sponsor direct le Comex. Demandez-lui de réaliser le livre blanc de la data pour l’entreprise pour y passer en revue l’impact de cette nouvelle donne sur la maîtrise des activités. Ce Comité Data informera directement le Comex au cours de chacune de ses réunions.

Finalement, à la fin de ce manuel, vous disposerez de l’agenda de vos futures réunions de Comex : Culture digitale/ reporting CDO / point ShadowComex / Digital Venture/ Data Management. Pas mal, non ?

Et vous, à titre personnel ?

Vous l’avez sans doute compris, cette transformation est une affaire de culture et d’expérimentation permanente. Je pense ici à l’introduction de Milad Doueihi dans son ouvrage intitulé La grande conversion numérique, où il affirme que « seuls les praticiens assidus sont en mesure de comprendre et donc de piloter cette transformation. » Vous aussi, vous devez vous y mettre avec enthousiasme et assiduité.

Recette N°10. Trouvez vos usages.

Pratiquez ! Nous avons tous des usages que nous aimerions optimiser : ne plus perdre de temps avec un taxi (Uber, eh oui ! Il faut essayer et ne pas avoir peur de confier son numéro de carte bleue à son smartphone) ; réserver et payer ses billets de trains ou de cinéma en deux clics et pouvoir éventuellement les annuler au dernier moment, toujours en deux clics (Gaumont/Pathé et Captain Train) ; disposer de sa presse quotidienne en un seul endroit avec un confort de lecture nouveau (Feedly, Flipboard) ; parler avec ses enfants en même temps même s’ils ne vivent pas au même endroit (WhatsApp, Skype) ; écouter toute la musique que l’on aime, partout et tout le temps et, même, découvrir la musique de ses amis (Spotify, Deezer) ; disposer partout de sa lecture en cours et de sa bibliothèque complète (iBook)… On pourrait écrire un livre entier sur ces usages. Comme le dit Apple : « Il y a aussi une application pour ça. »

Pratiquer les nouveaux usages, c’est commencer à se transformer soi-même. Quand on a trouvé ses propres pratiques, on apprend à découvrir la nouvelle dimension de l’expérience. On découvre ainsi la vitesse de mise à jour de ces usages, l’amélioration du parcours d’une version sur l’autre, l’art de la conversation du bout des doigts. On décèle aussi la très grande exigence qu’on a alors vis-à-vis de ceux qui nous proposent leurs services. Cette expérience est indispensable pour comprendre ce changement de monde.

Une autre formule que j’utilise assez régulièrement pour accompagner l’acculturation de mes clients est le mentoring. Cette pratique fonctionne bien sous réserve que le dialogue intergénérationnel soit accepté : trouvez dans votre entourage professionnel un praticien assidu qui partage avec vous quelques sujets communs de préoccupations et, deux fois par semaine, équipé de votre matériel (ordinateur portable, smartphone, tablette), investiguez ensemble et conjointement un sujet et confrontez vos approches. Cette conversation pratique est très efficace. Vous allez faire des découvertes, j’en suis sûr !

Clés de succès : demandez à ceux que vous croisez régulièrement et que vous considérez comme vos pairs de partager avec vous leurs usages : « Montrez-moi la première page de votre smartphone et je vous dirais qui vous êtes. »

Recette N°11. Veillez. Étonnez-vous. Et partagez vos étonnements !

Tout au long de ce manuel, j’ai insisté, sur le ressort de la curiosité pour comprendre ces révolutions et leur impact. C’est, me semble-t-il, le seul moyen de s’emparer d’un sujet en perpétuel mouvement.

Le rythme des annonces révolutionnaires est effréné et chaotique. Il peut tout à fait ne rien se passer pendant trois mois et subitement quelques annonces relancent le sujet. Entre le moment où j’ai commencé à écrire ce petit opuscule (janvier 2016) et aujourd’hui, Apple voit ses ventes d’iPhone s’effondrer (-16%) et son modèle mis en doute. Facebook s’impose comme un acteur incontournable et innovant prenant à contre-pied Google et Apple. La réalité virtuelle et mixée commence à pointer son nez sans que personne ne soit capable de prévoir la place qu’elle va tenir. La voix montre de nouveaux chemins (Echo d’Amazon) et la blockchain perturbe tous les métiers d’intermédiation de confiance. Et ces bouleversements n’ont aucune raison de ralentir…

Veiller est une obligation, mais la veille nécessite une certaine discipline. Qui, après quinze minutes de recherche sur Google, ne s’est pas posé la question de sa requête initiale ? La sérendipité (cette capacité à découvrir et apprécier autre chose que ce que nous cherchions) est une preuve de curiosité, mais souvent plus chronophage qu’efficace. En quinze minutes de Google, on peut se perdre sur des chemins de traverse. Cadrer le périmètre est la première discipline de la veille. Lorsque j’accompagne des dirigeants dans la prise en main de ces pratiques, je les incite à dresser leur cartographie éditoriale autour de plusieurs questions : quelles sont les thématiques incontournables du secteur professionnel ? De quelles pratiques ai-je besoin pour diffuser la stratégie de mon activité ? Cette discipline peut être soutenue par des outils qui simplifient l’accès à l’information. Les agrégateurs de flux, par exemple, qui réunissent toutes les sources habituelles en un seul endroit : Les Échos, La Tribune, Le Monde, Le Figaro sur la même page avec toutes sortes de classements. On peut aussi élargir ses sources en mettant un mot-clé comme élément de recherche et disposer de tous les articles contenant une combinaison de ces mots clés afin d’accéder à des sources que l’on n’a pas l’habitude de consulter. Il existe un outil très simple qui s’appelle Google Alertes avec lequel gérer à votre rythme l’accès à toutes les nouvelles concernant un sujet précis.

Une autre technique de veille s’est développée avec les réseaux sociaux. Elle concerne les influenceurs de son secteur et la lecture de leurs étonnements. En ce qui me concerne, je prends chaque semaine le temps de lire le fil twitter de @EricScherer, patron de la prospective de France Télévision qui explore le monde des médias. Il le fait avec talent, et je partage ses analyses : ses étonnements sont une source d’information pour moi, il m’influence aussi par la qualité de ses commentaires. Éric n’est pas le seul. Pour chaque thématique, je m’astreins à trouver mon (ou mes) influenceur(s).

Veiller c’est bien, s’étonner c’est mieux. Depuis le début de l’ouvrage, je vous parle de conversation. Les belles conversations se déroulent entre des personnes partageant les mêmes préoccupations et ayant un niveau d’information similaire sur le sujet. Les conversations deviennent passionnantes quand elles se déroulent entre des personnes concernées et engagées. Avant internet, ces conversations avaient lieu au sein de cercles fermés, comme les think tanks ! Internet élargit votre cercle d’influenceurs, qui se regroupent à travers des centres d’intérêt communs et échangent au sein de conversations. La clé d’entrée dans ces conversations est le partage de ses propres étonnements. L’étonnement d’une personne concernée a beaucoup de valeur. Faire l’expérience de cette conversation est certainement la meilleure façon de comprendre la révolution digitale. Le pouvoir ne passe plus par la rétention de l’information mais par la vitesse de l’échange.

Clés de succès : entrer dans la conversation nécessite la prise en main de quelques outils comme Twitter ou Pulse de Linkedin. Nous parlions plus haut du mentoring. Voilà une opportunité concrète de se faire aider sur le sujet. Le mentor peut à la fois vous initier à la manipulation des outils de l’influence en ligne et jouer à vos côtés le rôle de community manager, celui qui vous aidera à organiser votre participation aux conversations utiles.

1 Le bot (contraction de Robot) désigne un robot conversationnel, programme qui automatise le dialogue avec le consommateur. Son fonctionnement est basé sur une logique de bibliothèque de questions / réponses liée à de l’analyse sémantique et sur l’usage de l’intelligence artificielle qui peut le doter d’un pouvoir d’apprentissage.

2 Lire La solitude du CDO sur medium.com/patrons-n-ayez-pas-peur

3 Le mot persona vient du latin où il désignait le masque que portaient les acteurs de théâtre. Dans le domaine marketing, un persona est un personnage imaginaire représentant un groupe ou segment cible dans le cadre du développement d’un nouveau produit ou service. Il est généralement doté d’un prénom et de caractéristiques sociales et psychologiques.

4 POC (Proof Of Concept) : démarche de preuve. Prouver l’efficacité de la méthode.

Épilogue

La transformation est devenue une nécessité. Sans vous, dirigeants et décideurs, sans votre impulsion et votre implication totale, elle ne se fera pas. Ne pas s’en soucier, c’est prendre le risque de laisser encore plus de monde au bord de la route : n’oubliez pas que 47% des métiers en cols blancs auront disparu à l’horizon 2025 sous l’effet de l’intelligence artificielle faible (AI)… Pour autant, cette mutation va créer les conditions propices à l’émergence des nouveaux emplois qui compenseront la disparition des anciens selon le principe de la destruction créative de Schumpeter.

S’il n’y avait qu’une seule idée à retenir, ce serait celle-ci : désormais, la création de valeur est gouvernée par les usages et l’expérience avec laquelle ont les vit. Le centre de gravité du pouvoir s’est définitivement déplacé.

Or, les blocages actuels se situent au niveau des processus de vos entreprises : restés orientés sur les offres, ils n’ont pas évolué. Et le changement concerne toutes les activités. L’ampleur de la métamorphose nécessaire peut faire peur, mais il faut s’y atteler avec détermination et impliquer tous les collaborateurs concernés. La tâche peut vous paraître « pharaonique », mais elle le deviendra d’autant plus quand elle sera un impératif de survie. L’efficacité de la démarche se révèle dans sa réalisation. Attendre n’est plus une option.

Au cours de la rédaction de cet ouvrage, j’ai exploré quelques pistes incontournables pour engager cette démarche vitale :

• comprendre la nature des risques (intermédiation, OverTheTop, Core business)

• comprendre la nature des réponses possibles (le temps court : en mode start-up avec partenariat pour assurer l’innovation ; le temps long dans le déroulement du processus)

• identifier les moyens de le faire

• accepter la nécessité d’un accompagnement systématique pour vous empêcher de vous y soustraire

Toute la complexité de l’exercice consiste à parvenir à mener de front la réalité trimestrielle pilotée par un actionnariat exigeant et la transformation sur un échéancier plus long : pendant les travaux, la vente continue !

Que vais-je dire à mes actionnaires ?

Dans un premier temps, sans doute rien… Il faut faire et apprendre en faisant (selon un POC méthodologique). Puis au bout d’un an, après une dizaine de POC (dix POC en un an) vous serez en mesure de chiffrer cette transformation et donc de revenir devant vos actionnaires avec des perspectives quantifiables.

Pour résumer, cette révolution humaine est pilotée par les conversations et les usages du plus grand nombre qui ne lâchera pas cet acquis ! Ces conversations s’entretiennent entre personnes partageant les mêmes préoccupations. Il n’est plus temps d’attendre ni de minorer l’accessibilité et la simplicité de cette conversation. Et nous ne sommes qu’à la fin du début. Cette révolution n’est plus technologique. Il s’agit d’un vrai changement de modèle. Nous ne sommes plus dans un monologue « descendant ». Nous sommes face à un déplacement du centre de gravité du pouvoir !

Ceux qui font, découvrent que la vitesse et le rythme de leurs actions est le moteur de ce nouveau modèle.

Ce bref manuel a pour ambition de faire réagir et faire rapidement passer à l’action ceux qui sont à la manœuvre et seront responsables du succès d’une transformation en profondeur incluant le plus grand nombre. Sans eux, rien ne peut se passer !

L’esprit start-up ne permettra pas de réduire une fracture déjà effective et dont les effets sont plus graves qu’on ne l’imagine. Il n’est plus question d’avoir peur. Il n’est plus question de nier les faits. Il faut assumer et avancer avec confiance et optimisme.

C’est que l’objectif est enthousiasmant : créer une nouvelle forme d’espoir pour cette génération qui a du mal à croire que le modèle de leurs parents est viable et contribuer à créer une vie meilleure !

Pour finir en restant concret, piloter la transformation digitale est une aventure humaine qui nécessite quelques qualités :

La résilience : accepter que le monde change en profondeur et faire le premier pas pour comprendre. Être résilient, c’est comprendre la forme de rééquilibrage des pouvoirs, le pourvoir de la parole et celui des usages (avant que l’intelligence artificielle ne restructure le sujet).

L’agilité : mélanger souplesse et vitesse ! Indispensable pour se mettre dans le rythme d’évolution imposé par les clients, les citoyens, les collaborateurs et pour savoir lire les fondamentaux sans perdre son calme. « Done is better than perfect » correspond assez bien à cet état d’esprit d’agilité.

La curiosité : j’ajouterais « permanente » pour continuer à comprendre les effets de la technologie sans en subir les contraintes : la condition sine qua non pour piloter la transformation.

L’urgence : ce n’est pas parce que l’on n’est pas attaqué qu’il ne faut pas se poser la question du risque encouru. Comme nous le constatons tous, nous sommes en phase d’accélération. Ne pas avoir commencé, c’est déjà être en retard.

L’enthousiasme : parce que cette révolution est fantastique. Elle offre à l’humain l’opportunité de se libérer. Il s’agit avant tout de comprendre et de maîtriser un nouvel environnement et ses nouvelles règles pour participer au jeu.

Voilà. Vous l’avez compris, la transformation est accessible et à votre portée. L’urgence est là. Soyez patient, mais commencez rapidement.

À vous de jouer.

Remerciements

À Véronique pour sa patience et son amour : l’écriture est un exercice difficile.

À Violaine pour son énergie et son abnégation — elle a été le moteur de cette écriture.

À Guillaume, mon éditeur, pour son idéalisme ! Je suis sûr que Cent Mille Millards (10P14) est une pépite.

Et à tous les mentors qui ont compté dans ma vie d’autodidacte : Nicolas M. qui m’a donné ma chance (1981), Jean Marc P. qui me l’a redonnée (1987), Pierre L. pour son intuition (1997), Denis G. et Gilles D. pour leur confiance (2006) et mes deux Camarades d’ICP Thierry B. et François M. (2012) parce que ce livre est le résultats de nos conversations quotidiennes et parce que c’est plaisant de venir bosser avec eux tous les matins.

Et surtout à Madeleine pour son ADN de curiosité et d’enthousiasme.

Retrouvons-nous sur internet !

Ce livre continue de s’enrichir en informations au gré de nos découvertes que nous postons sur :

medium.com/patrons-n-ayez-pas-peur

Venez y suivre nos étonnements, n’hésitez pas à y partager les vôtres, et propageons nos enthousiasmes pour ce futur qui se construit sous nos yeux !

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Jérôme Wallut

Auteur de « Patrons n'ayez pas peur — Associés chez k-ciopé /UX, TECH/ DATA & Dessinateur, Aquarelliste et pastelliste à ses heures gagnées